Entretien avec Yannick Lintz, propos recueillis par Jean-Raphaël Peytregnet.
J.-R. Peytregnet - Nous avons tout d’abord demandé à Madame Lintz comment lui était venue l’idée de prendre la présidence du musée Guimet.
Y.Lintz - Spécialiste de l’islam, et de l’Iran plus particulièrement, j’ai dirigé juste avant d’occuper mes fonctions à Guimet, entre 2013 et 2022, le Département des Arts de l’Islam au musée du Louvre. Dans mon métier de conservatrice de collections, j’avais toujours eu à cœur, du fait de l’intérêt que je porte à l’Orient dans sa globalité, de présenter ce vaste espace géographique sous ses multiples facettes, non seulement culturelles et historiques, mais aussi sociales et diplomatiques. Quand j’ai décidé de me porter candidate pour le poste de directrice du département des Arts de l’Islam qui se libérait au Louvre en 2013, avant donc les attentats à Charlie Hebdo et de Daech au Proche-Orient, c’était en même temps avec l’intime conviction que l’Islam allait devenir l’un des grands enjeux géopolitiques de notre siècle.
J’avais en effet à cette époque le sentiment qu’il y avait là un véritable défi à relever, à savoir celui d’essayer de parvenir à changer les regards que d’aucuns pouvaient porter sur ce qui semblait leur apparaître comme un choc de civilisations entre l’Orient et l’Occident. A la suite du discours consacré au respect des principes de la République prononcé par le Président de la République, le 2 octobre 2020 aux Mureaux, en réaction à l’assassinat de Samuel Paty, le Premier ministre Jean Castex m’a confié, en tant que conservatrice du Département des Arts de l’Islam au musée du Louvre, la mission de concevoir une opération nationale d’expositions ayant pour objectif de sensibiliser le public à l’histoire multiculturelle de la civilisation islamique qui inclut une dimension européenne. Face au fanatisme religieux qui se réclame de l’islam, le rôle de la culture me semble en effet plus que jamais, de donner à chacun et à chacune des clefs de compréhension de l’autre, de remettre en perspective les influences croisées de l’art islamique et de la culture française.
C’est là que m’est venue l’idée de conduire des actions au plus près des gens, sur tout le territoire. C’était une autre approche, qui se différenciait des actions traditionnelles menées par les musées consistant, pour synthétiser, à sensibiliser une population sur un thème donné au travers d’expositions itinérantes. La meilleure façon selon moi de répondre à la mission qui m’avait été confiée consistait à présenter simultanément une partie des collections du musée du Louvre en plusieurs endroits pour mieux marquer les esprits, dans une démarche qui se voulait républicaine, au sens le plus profond du mot. C’est ainsi que s’est déroulé l’évènement qui s’intitulait « Les Arts de l’Islam : un passé pour un présent », avec 18 expositions simultanées dans 18 villes, dont une organisée dans le département de l’île de La Réunion. Ces expositions ont eu lieu en 2021. Elles ont été suivies par une autre, celle-ci de nature plus scientifique, portant sur l’Ouzbékistan, au musée du Louvre, que j’ai préparée dès 2014 en accomplissant plusieurs missions dans ce pays.
En août 2022, le poste de président du musée Guimet était devenu vacant. L’avis de poste était paru en mars 2022. C’était un mois après l’invasion de l’Ukraine. Je sentais déjà venir un profond changement, que l’Asie allait sans doute devenir de plus en plus prégnante dans nos vies, et que nous allions devoir affronter une nouvelle géopolitique qui aurait forcément un impact sur nos destins.
Ayant déjà mené cette réflexion sur l’Islam, sur le regard culturel que l’on pouvait avoir sur cette civilisation, me porter candidate à ce poste pouvait se présenter comme une occasion de réfléchir à ce que ce musée, qui est quand même le plus grand musée d’arts asiatiques en Europe, pouvait apporter à cette nouvelle situation géopolitique qui intègre aussi les rapports de la France avec l’Asie et qui réponde dans le même temps à la nécessité, qu’on le veuille ou non, de sensibiliser les Français, les Européens, les Occidentaux, à ce qu’est ce continent dans ses racines, ses identités. C’est bien là au cœur de la mission d’un musée qui s’intéresse aux civilisations des autres pays. Si je devais poser ma candidature, ce n’était pas pour gérer une continuité. Je voulais avoir une prise sur un enjeu culturel, social, politique au sens noble du terme, et diplomatique. C’est ainsi qu’est venue ma décision de défendre un projet fort, en insistant sur le tournant historique mais aussi culturel que le musée Guimet se devait de prendre.
Le musée Guimet dans les milieux culturels, chez les personnes qui fréquentent les musées, a longtemps eu la réputation d’être un musée élitiste. Cela s’explique parce que les œuvres qu’il expose ne sont pas toujours faciles d’accès. La peinture française n’est certes pas plus accessible mais dans le même temps, il y a ces fausses idées qui traînent souvent dans les esprits, qui sont que l’on a moins peur d’aller visiter des salles d’exposition de peintures européennes quand on n’est pas spécialiste que de l’art bouddhique ou des tankas tibétains, par exemple.
Or dans la vision qui soutenait ma candidature, le musée Guimet ne devait plus être un musée de connaisseurs uniquement, il fallait qu’il devienne aussi un musée qui constitue cette porte d’entrée des Occidentaux vers l’Asie et la porte d’entrée aussi des Asiatiques vers la France. Parce que ce qui est intéressant dans ce musée, c’est qu’il montre des collections qui proviennent des fonds de tous les collectionneurs européens qui ont, dès le XIXe siècle, été fascinés par l’Asie.
A commencer par son fondateur Émile Guimet, qui raconte aussi cette l’histoire, cette fascination de l’Europe pour l’Asie.
D’où ce projet qui me tenait à cœur de faire accomplir au musée Guimet un saut qualitatif dans son histoire. Et c’est en portant toutes ces idées que j’avais en tête que j’ai eu la chance d’être nommée par le président de la République en novembre 2022, cela fait presque un an et demi déjà, pour un mandat de trois ans reconductible 3 fois, qui devrait m’amener jusqu’en 2031, à l’âge auquel je devrais prendre ma retraite. Ce n’est pas anodin pour moi, dans l’état d’esprit qui est le mien, parce que finalement je n’ai plus d’enjeu de carrière. Je me dis que je bénéficie d’expérience, trente ans d’expérience, j’ai de l’énergie encore et puis il y a au-delà, les défis que je me suis promise de relever. Donc j’ai le sentiment d’une vraie liberté d’essayer de faire au mieux avec tout ce que j’ai pu voir dans ma vie professionnelle, de ce qui marchait bien ou de ce qui marchait moins bien. Et puis, ce qui me semble très important sans doute pour tout dirigeant, notamment un dirigeant culturel, c’est d’avoir l’intuition du moment, l’intuition de ce qui est en train de changer et ça veut dire que pour moi, c’est aussi un enjeu de le dire, il faut que dans ce musée, dans ces transformations, on ne se trompe pas dans les solutions que nous apporterons.
Pour être peut-être plus claire, cela fait quarante ans au moins que l’on parle dans la culture et dans les musées de la démocratisation culturelle. Mais finalement quand on fait le bilan alors que l’État, les villes, les régions ont tous beaucoup investi depuis les années 80 dans les musées pour les rénover et les moderniser, à part quelques exceptions que l’on peut compter sur les doigts d’une main, la fréquentation des musées n’a pas tant augmenté que cela. Et donc mon défi ici, c’est aussi de rendre ce musée populaire, au bon sens du terme. Populaire, ça veut dire ouvert le plus largement possible au public, de tous les âges, de toutes les nationalités. Une enquête publique avait été entamée avant mon arrivée, qui s’est terminée début 2023, au moment où j’avais déjà pris mes fonctions, et qui décrivait le profil type des visiteurs du musée. Le profil que dégageait cette enquête était celui d’une femme en moyenne de 41 ans, Bac +++. Je ne suis pas complètement sûre que l’on dirait la même chose aujourd’hui, si cette enquête devait être refaite. Aujourd’hui quand j’entre dans le musée, je vois des gens, je vois cette diversité, et cela me fait plaisir. Les choses changent, il faut rester toujours prudent naturellement, ne pas se contenter de mesurer des transformations à l’issue d’une année. Mais nous observons des premiers signes encourageants qui semblent effectivement assez clairement montrer que l’augmentation des visiteurs du musée a été réelle en l’espace seulement d’une année.
La sociologie du public a changé, ce n’est pas juste mon sentiment personnel. Il y a beaucoup de gens qui le disent, y compris quand je reçois des visiteurs, y compris vous-même qui m’avez fait cette remarque en pénétrant dans mon bureau. Beaucoup de visiteurs se félicitent de l’ambiance joyeuse et animée qui règne aujourd’hui au sein de ce musée. Il est redevenu vivant. Donc le contexte, c’est celui-là, ce musée est face à son temps, face au monde, à la place de l’Asie dans cette nouvelle géopolitique. Les deux grandes actions que j’ai à l’esprit de mener à leur terme, sont d’augmenter la fréquentation ainsi que l’intérêt du public pour le musée d’une part et de donner l’envie aux Asiatiques de travailler avec nous et donc de développer des coopérations d’autre part.
Dans une interview que vous avez donnée sur France Culture vous dites, je vous cite, que le musée Guimet est un atout d’influence en Asie. Est-ce que vous pouvez nous expliquer en quoi, qu’est-ce que vous entendez par là ?
Je veux parler ici de diplomatie culturelle. Nous recevons par exemple, la semaine prochaine, un séminaire interne du ministère des Affaires étrangères qui vient échanger sur la politique d’influence. Ce n’est pas par hasard que cette rencontre ait lieu à Guimet. Quand le président de la République se rend en Asie, très régulièrement et quasiment dans tous ses voyages, je suis dans la délégation. On voit par ailleurs la place importante que le musée occupe dans la célébration du 60ème anniversaire de l’établissement des relations diplomatiques entre la France et la Chine.
Nous espérons que le président Xi pourra se rendre en France pour cette occasion et que, si c’est le cas, le président chinois effectuera une visite au musée Guimet. Quand je dis que notre musée est un atout, que Guimet est le plus grand musée consacré à l’Asie en Europe, et même, s’agissant de certaines collections, le plus important au monde, la France a de quoi en être fière.
D’une certaine manière, dans son dialogue avec les pays d’Asie, on peut considérer que le musée est une sorte d’ambassadeur de fait. Les œuvres sont là pour parler de la manière dont on célèbre l’art asiatique ici, au cœur de l’Europe, et c’est un atout considérable pour la France.
Les partenariats, vous en avez un peu parlé, pour ce qui vous concerne, il s’agit de partenariats avec les pays d’Asie qui figurent au nombre des trois défis que vous vous êtes promise d’atteindre durant vos mandats. Qu’est-ce que vous envisagez à ce stade, s’agissant de ce défi en particulier ? Est-ce que vous avez déjà des idées , est-ce que vous avez déjà commencé à établir des partenariats, et si c’est le cas, avec qui ?
En effet, nous avons déjà commencé à établir des partenariats. Les pays avec lesquels nous avons des partenariats actifs, pour l’instant, sont la Chine, le Cambodge et l’Inde, et je pense que dans les mois à venir, des partenariats avec le Japon et la Corée vont se consolider.
Le partenariat peut se construire de deux manières, soit on le sollicite, soit on est sollicité. S’agissant du musée Guimet, ce qui est en soi un sujet de satisfaction, nous sommes beaucoup sollicités, par exemple tout récemment par l’Indonésie. J’ai en effet eu le plaisir de recevoir, il y a de cela quelques mois, le ministre de la Culture et de l’Education indonésien, avec une partie de son équipe, qui venait nous voir pas tant par rapport aux collections parce que nous n’en avons pas beaucoup sur la civilisation indonésienne. La raison principale de sa visite à Guimet, ce n’était pas non plus pour faire des échanges d’expositions comme c’est souvent la pratique entre les musées. Il souhaitait obtenir de notre part de l’expertise ainsi que de la formation dans le cadre de son plan visiblement ambitieux de moderniser les musées en Indonésie. Nous sommes aussi très sollicités pour cela.
En matière d’expertise, au Cambodge, nous avons deux projets de coopération, dont l’un s’inscrit dans la tradition du musée Guimet qui depuis des décennies collabore avec ce pays. Le spécialiste du Cambodge, Pierre Baptiste, notre Conservateur général, a formé il y a 15 ans, des jeunes directeurs de musées dont l’un d’entre eux est aujourd’hui à la tête du Musée national à Phnom Penh. Ce genre de coopération ne date pas d’hier. Quand on voit l’importante collection d’objets d’Angkor au musée Guimet, on comprend que les liens qui nous unissent sont anciens, ils remontent au XIXe siècle. La France a exploré le site d’Angkor qui était à l’époque quasiment enfoui sous la végétation.
Nos équipes avec nos amis cambodgiens ont sauvé des pans de monuments dont certaines pièces se trouvent effectivement ici, au musée Guimet. Dans ce même esprit de coopération, nous avons signé un accord pour recevoir le prêt de 130 bronzes monumentaux venant du Musée national de Phnom Penh qui vont être présentés à Guimet. Et le plus grand de ces bronzes, qu’ils considèrent comme un précieux trésor, un grand Vishnou du temple de Mébon, à Angkor, arrivera dans nos locaux dès le mois de mai. Nous irons le réceptionner en organisant une cérémonie en son honneur, le 7 mai, pour ensuite le restaurer à leur demande en France, au C2RMF, le laboratoire des musées de France.
A la suite, nous inaugurerons, en avril 2025, cette grande exposition, et nos amis cambodgiens, ce qui montre la confiance qu’ils nous accordent, nous ont demandé de la faire circuler pour eux aux États-Unis. Elle va se rendre dans trois endroits, à Minneapolis, à Washington et à San Francisco. Nous sommes là dans une coopération traditionnelle qui reste toujours pour nous la plus importante, autour des expositions.
Dans le même temps, le Cambodge mène une réflexion sur la rénovation de leur musée national et ses responsables se sont tournés vers nous pour les accompagner. Nous sommes en train de réfléchir avec le ministère des Affaires étrangères et le ministère de la Culture français comment monter cette mission d’expertise et d’accompagnement de la rénovation du musée national cambodgien. Pour ne prendre que cet exemple, mais je pourrais vous parler d’autres projets concernant la Chine, par exemple.
Le premier défi que vous vous lancez, c’est de celui de faire de Guimet un musée d’excellence – je trouve personnellement qu’il l’est déjà – et comme vous venez de le dire ouvert et accessible au public et aux jeunes en particulier. Vous dites quelque part que la Chine les intrigue, les jeunes, qu’est-ce que vous voulez dire par-là ?
Je vois deux aspects dans votre question. Le premier, sur ce que j’entends par « faire de Guimet un musée d’excellence ». Vous avez raison de dire que c’est déjà le cas. Je veux parler ici d’excellence scientifique, parce qu’il y a toujours deux dimensions dans un musée, la dimension culturelle, c’est-à-dire l’action vis-à-vis des publics d’une part et, d’autre part, l’action scientifique qui est de permettre à ce dernier d’accéder à une meilleure connaissance des collections, de l’art asiatique, et cela, c’est l’aboutissement du travail des chercheurs et des experts scientifiques.
Dans cette veine, l’idée nous est venue de créer au musée Guimet un grand centre de recherches et de ressources autour du patrimoine asiatique. Un centre de recherches sur ces thématiques est constitué de deux pans, celui des ressources, au sens documentaire, et celui des archives. Il s’agit pour nous de valoriser ce qui est aujourd’hui dispersé et pas toujours complètement inventorié, comme notre bibliothèque accessible au rez-de-chaussée du musée, qui est aussi la plus grande bibliothèque d’art asiatique en France. Comme c’est aussi le cas pour notre collection de plus de 600 000 photographies anciennes sur l’Asie qui représente à la fois un formidable reportage sur l’activité scientifique en Asie mais aussi une véritable histoire ethnographique. A titre d’exemple, nous possédons les plus anciennes photographies couleur faites au Japon à la fin du XIXème siècle. Récemment, nous avons acquis deux albums de photographies prises en Corée en 1904, qui sont aussi des œuvres marquantes de l’histoire de la photographie et un témoin de l’histoire de ces pays. C’est une vraie source d’études et de recherches. Nous avons rassemblé ici à Guimet des archives, des fonds d’archives de marchands d’art asiatique, comme celui du célèbre C. T. Loo qui a œuvré entre la France et les États-Unis pendant plusieurs décennies au XXème siècle. Il faut que nous gérions ces archives et que nous les rendions accessibles aux chercheurs. Dans ce domaine, le musée Guimet constitue un centre exceptionnel.
Les chercheurs, c’est bien sûr l’équipe scientifique du musée mais aussi la possibilité qu’offre Guimet d’avoir des chercheurs invités pour six mois, pour un an. C’est un gros projet que l’on désire conduire dans l’hôtel d’Heidelbach qui est de deuxième musée rattaché à Guimet avec celui d’Ennery. Quant à l’étonnement que provoque la Chine sur les jeunes, comme vous le savez aujourd’hui, les jeunes, que cela soit à Clermont-Ferrand où à l’autre bout du monde sont aujourd’hui tous fascinés par les mangas, la culture populaire japonaise ou bien par la K-pop.
La Chine est beaucoup moins connue et je dirais même que ce sujet me semble moins bien appréhendé par les jeunes Français. Nous avons actuellement une exposition sur les dits du Genji, donc sur l’imaginaire japonais à partir d’une œuvre littéraire du XIème siècle au Japon. Nous allons dépasser les cent mille visiteurs. Même s’il est toujours difficile de dire à quoi l’on doit le succès d’une exposition, je pense quand même que dans l’imaginaire français ce que raconte cette exposition leur est beaucoup plus familier.
Cela a commencé à l’ère Meiji avec la circulation des estampes et tout le monde en Europe se les arrachait. C’est donc un imaginaire assez bien installé. Pour ce qui concerne la Chine, tout le monde sait qu’il y a de la porcelaine chinoise mais qu’est-ce que cela dit de la Chine la porcelaine chinoise pour un non connaisseur ? Pas grand-chose. C’est plus mystérieux et c’est pour cela que pour nous, il est intéressant que nous ayons, à l’occasion du 60ème anniversaire, cette Année franco-chinoise du tourisme culturel, avec toute une série d’évènements qui permettront, je l’espère, de rendre les personnes qui y participeront un peu plus curieuses sur la Chine.
De la même manière que nous l’avons réalisé avec le prix littéraire que nous décernons au musée, le prix Émile Guimet de culture asiatique qui en est à sa septième édition. Celle-ci a été organisée,le 29 février dernier avec Laure Adler comme présidente du jury. Nous avons décidé de créer pour cette septième édition un deuxième prix, outre le prix du roman, celui du roman graphique. Et le prix du roman graphique cette année a été décerné au livre : « Le Fils de Taïwan », une bande dessinée passionnante, écrite par une Taïwanaise et illustrée par un Taïwanais.
Le musée Guimet portait autrefois le nom du musée des religions et ensuite, il a été débaptisé, si je puis dire.
En effet, le fondateur du musée, Émile Guimet, avait au tout début fondé une collection privée dont il a fait ensuite don à l’État. Émile Guimet a fait construire ce bâtiment pour la recevoir. C’était au départ un musée qui était dédié à l’histoire des religions extra-européennes.
C’était là finalement sa ligne de conduite en allant en Asie, en allant aussi en Égypte. Il s’intéressait aux religions. C’est pour cela que l’on a beaucoup de collections à Guimet d’art bouddhique, hindou, etc. Par la suite, après la Seconde Guerre mondiale, l’État dans la restructuration des musées nationaux a décidé de créer un musée spécialisé sur l’Asie et a porté son choix sur le musée Guimet.
C’est à ce moment-là que Guimet est devenu le Musée national des Arts asiatiques et du coup toutes les collections d’art asiatique qui se trouvaient au Louvre sont venues à Guimet et, dans le sens inverse, tout ce qui n’était pas asiatique de la collection d’Émile Guimet est allé au Louvre, comme les collections égyptiennes, par exemple. C’est à ce moment-là qu’a eu lieu le basculement.
Je posais cette question parce quand on regarde surtout la statuaire asiatique que vous pouvez exposer, il est beaucoup question de religion. Est-ce que aujourd’hui dans notre monde qui est devenu très matérialiste, qui est je crois difficile à accepter pour une certaine génération, d’une certaine manière, est-ce qu’il n’y a pas une nécessité de revenir vers la religion. La religion pourrait-elle constituer un thème par exemple pour le musée Guimet ?
Nous réfléchissons au musée à ce que j’appelle Guimet 2030, un musée qui sera profondément transformé et agrandi. La question que vous posez figure parmi nos sujets de réflexion sur ce que deviendra à cet horizon le musée Guimet. Ce que l’on constate, quand on parle de religions, que l’on parle de bouddhisme ou d’hindouisme, de taoïsme, ou de soufisme, est qu’on rejoint finalement, et c’est cela qui est intéressant aujourd’hui pour notre musée, des notions qui reviennent en force en Occident. Qui ne se dit pas à un moment donné, j’ai besoin d’être zen ? Il y a aussi les pratiques de méditation qui se développent de plus en plus en France. Nous avons constaté cela l’été dernier à l’occasion de notre exposition sur « Les médecines d’Asie ». Nous avions placé sur le parcours de l’exposition une salle de méditation, de yoga, car l’on sait bien que toutes ces pratiques en Asie, ce n’est pas juste de l’activité physique, du bien-être personnel, cela participe de la philosophie, de la spiritualité de ces différents pays. Donc, en effet, il s’agit bien de pratiques spirituelles mais différentes par rapport à nos religions monothéistes, qui sont plus méditerranéennes au sens large. Les religions d’Asie abordent des questions philosophiques et métaphysiques qui suscitent de plus en plus d’intérêt, comme on s’en aperçoit aujourd’hui en Europe. Cela ne constitue pas un problème qu’il y ait une certaine fréquence d’objets religieux à Guimet, au contraire, cela amène à poser un regard sur la vie d’une autre manière. Une personne qui s’arrêtera devant un Bouddha, par exemple, pourra être amenée à une sorte de contemplation méditative même si celle-ci s’exerce de manière furtive.
Dans le projet de rénovation que nous avons en tête à Guimet, nous réfléchissons à comment rendre ces deux pans de l’histoire du musée visibles, parce qu’aujourd’hui tout cela n’est pas à mon sens vraiment perçu. Le visiteur qui entre ne sait pas qu’il y avait d’abord un musée des religions et après un musée global d’arts asiatiques. Nous aurons à cœur de rendre ces deux aspects plus clairs et par conséquent plus compréhensibles.
Une dernière question, celle de la restitution. Des objets que vous pouvez posséder, qui pourraient être réclamés, on a vu cela avec les frises du Parthénon, une question qui n’est d’ailleurs toujours pas résolue, ou les têtes d’animaux en bronze du Palais Yuanmingyuan, qui pour certaines d’entre elles, ont été restituées, et c’est un sujet très sensible pour les Chinois. Je me souviens quand j’avais visité l’exposition du peintre Castiglione à votre musée, j’ai regardé le Livre d’or qui était à l’entrée, il y avait beaucoup de choses écrites en chinois qui étaient exprimées sur un ton extrêmement virulent. Du genre, vous nous avez volé ces peintures de Castiglione, elles nous appartiennent, il faut nous les rendre. Est-ce que cette question se pose ou s’est posée au musée Guimet ?
La question de la restitution se pose en effet de plus en plus. Nous n’avons pas eu pour ce qui nous concerne de demandes officielles de restitution exprimées à ce jour. Cette question n’en devient pas moins centrale aujourd’hui dans les musées de civilisation occidentaux et cela constituera sans doute pour ces musées un tournant important au cours de ce XXIème siècle. Il se trouve que j’ai été chargée de m’occuper de cette question, il y a vingt ans. Quand je suis arrivé au musée du Louvre à l’époque, le président Henri Loyrette m’avait demandé d’identifier des œuvres qui pourraient faire l’enjeu de demandes de restitution, en me disant que ce serait la grande question qui se poserait aux musées dans les décennies qui viennent. Aujourd’hui, vingt ans après, c’est en effet le cas. La France s‘apprête d’ailleurs à voter une loi à ce sujet.
Aujourd’hui, le mouvement de restitution, il est plus vers l’Afrique que vers l’Asie. Cela ne veut pas dire qu’il n’y aura pas des demandes concernant le continent asiatique. Mais il ne faut pas non plus être dans la culpabilité vis-à-vis des pays d’origine des collections. Il faut que l’on soit par rapport à notre public, au public des musées, dans la pédagogie, alors même que dans notre monde on simplifie très vite et souvent à l’extrême. Au musée Guimet, nous avons le devoir d’apporter de la nuance. Il faut que nous expliquions que ce n’est pas parce que ces objets sont dans un musée à l’étranger qu’il s’agit d’objets pillés. Quand vous prenez le bateau-mouche et que vous passez sur la Seine devant le musée du Louvre, certains conférenciers se plaisent à dire que nous sommes là devant le Louvre qui est le plus grand pilleur d’antiquités au monde. Dire cela n’a évidemment aucun sens. Il faut lutter contre ces fausses idées et cela nous allons le faire en introduisant des textes dans nos salles expliquant comment ces œuvres sont arrivées là. Cela peut-être sous la forme de donations, d’accords d’État à État, de fouilles archéologiques conduites pour un pays-tiers et qui nous en a donné une partie, de la sauvegarde de patrimoine à un moment donné. Il peut se produire de temps en temps que des objets proviennent de pillages dont nous ne connaissions pas l’existence. Sur ce sujet, nous sommes très clairs et tranquilles. Si pour une œuvre qui est au musée, le pillage était avéré, prouvé, nous rendrions l’objet concerné immédiatement.
Je pensais au fonds Pelliot. C’est aussi une corde très sensible pour les Chinois.
Vous voulez parler des peintures de Dunhuang ? En effet, quand je suis arrivée ici et que l’on préparait l’Année chinoise, immédiatement je me suis dit qu’il fallait valoriser cette collection que nous partageons avec fierté entre la Chine et la France. Pelliot en collaboration avec les Chinois a pu sauver une partie des œuvres alors en risque de préservation. Et le savant qu’il était a non seulement étudié ce patrimoine mais l’a aussi préservé en veillant à sa conservation en France au musée Guimet et à la Bibliothèque nationale.
Pour ce 60ème anniversaire, dans quinze jours, je me rendrai à Dunhuang pour signer à cette occasion un protocole d’accord avec le directeur de l’Académie de Dunhuang. Il s’agira de lancer ensemble un grand programme scientifique de numérisation de toutes les peintures que l’on possède à Guimet et qui feront l’objet d’une exposition numérique, puisque la technologie permet cela. Nous la montrerons au public à Dunhuang et ici, à Guimet. C’est ça aussi la modernité.
Photo: Installations monumentales « Gardiens du Temps » de Jiang Qiong Er / crédit : Frédéric Berthet