Par Franck Desevedavy
L'écrivain et historien Anatole France nous avait prévenu : en Histoire, il faut se résoudre à beaucoup ignorer. Nous ferons en tout état de cause le choix d’ignorer la Chine ancestrale, l’école des légistes, et finalement tout ce qui précède la période de construction du droit chinois tel que nous le connaissons et pratiquons aujourd’hui. La Chine impériale portait une certaine conception du droit, la République de Chine (1912) en apporta une nouvelle, et la fondation par Mao de la République Populaire de Chine en 1949 jeta les bases d’un nouvel apport ; c’est finalement 1978 que nous retiendrons comme l’an I de notre ère contemporaine ; le juriste peut parfois décider que le temps se plie au droit.
Pour autant… Lorsqu’il s’agit de jeter un regard en arrière sur l’histoire de la construction d’un état de droit en Chine et les multiples influences que ce pays a pu subir ou imposer, le juriste français résiste difficilement à la tentation de ne pas souligner le travail du professeur Jean Escarra (1895-1955), héraut de l’autorité du droit civil français sur les obligations, la famille et les successions chinoises, entre une Chine impériale d’ancien régime et une nouvelle nation désormais républicaine … mais relire les travaux d’Escarra conduit surtout à retrouver les vertus de nuance, de prudence et d’humilité, quand il invitait ses amis chinois à ne point trop subir les influences étrangères (peut-être parce qu’elles étaient souvent allemandes ?) et à toujours valoriser la jurisprudence chinoise et cette conception si particulière du droit chinois, à même de traduire les us et coutumes du pays.
Un siècle plus tard, œillade ironique des « caractéristiques chinoises »… Le monde des juristes s’organise traditionnellement autour de trois grandes traditions : le droit continental (ou droit civil codifié), le droit anglo-saxon (dit de « common law »), et le droit socialiste. Le point commun de ces trois traditions juridiques demeure leur lieu de naissance : l’Europe occidentale. La Chine, comme d’autres pays et civilisations, a ainsi importé, pour ne pas dire transplanté un droit et des institutions juridiques et judiciaires, à un moment de son histoire où la nation devait se moderniser, tout en l’intégrant dans un système juridique, d’us et coutumes qui bien évidemment préexistait. Ceci ne s’est pas fait sans échecs, en raison notamment de la chute de la dynastie Qing (1911), de l’effondrement de la République de Chine (1949), ou de la critique de la légalité socialiste d’inspiration soviétique de la fin des années cinquante jusqu’au terme de la Grande Révolution Culturelle Prolétarienne (GRCP) en 1976. La Chine, à partir de 1978, a certainement connu une influence par le droit (occidental). L’expérience chinoise du début des années 1980, durant lesquelles la Chine a prodigieusement mis en place un droit civil et commercial destiné principalement à soutenir l’ouverture de la Chine au commerce et aux investissements étrangers, et à organiser des réformes permettant l’adoption de l’économie de marché semble en outre avoir fait sienne la théorie de Max Weber prônant la rationalité du droit en tant que cohérence logique : Chaque décision juridique concrète est “application” d’une prescription, juridique abstraite à une “situation” concrète (etc.).
Rares sont ceux qui contesteraient aujourd’hui le pragmatisme de Deng Xiaoping (1904-1997) aux fins de favoriser le développement économique et la « modernisation socialiste ». Deng ne s’est pas limité aux seuls droits civil et commercial à compter de sa déclaration fondatrice sur la question du système juridique lors de la troisième session du 11ème Comité central de décembre 1978 : nouvelle constitution, droit administratif, droit pénal, droit processuel. Et la Chine fit sienne les principes de légalité, de hiérarchie des normes, d’égalité devant la loi, d’indépendance de jugement, de droit à une défense, du contrôle judiciaire de l’acte administratif, etc. Depuis la fin de la GRCP, la Chine a ainsi absorbé et digéré non seulement des pans entiers de droits étrangers, mais la méthode même du choix d’une solution juridique fut dictée par le principe de rationalité : à titre principal, contribuer à la stabilité politique, à l’ordre social, à la protection des citoyens, au développement économique.
Depuis 1978, la Chine a largement démontré que l’un des premiers transferts de « technologie » qu’elle a opéré à son profit a largement concerné la science juridique (ce que la professeure Hélène Picquet avait désigné comme « transferts de droit »). Et les emprunts consentis aux droit civil et de « common law » se sont organisés à titre principal dans une volonté d’internationalisation de la Chine, à savoir une intégration de celle-ci dans l’ordre juridique international. Ainsi, la loi de 1985 sur les contrats économiques avec l’étranger s’était largement inspirée de la Convention des Nations Unies sur les contrats de vente internationale de marchandises, véritable modèle législatif. La Loi du 15 mars 1999 relative aux contrats, droit commun en matière d’obligations contractuelles, doit dans une très large mesure son origine et une partie de son contenu au droit uniforme international, Convention susmentionnée et principes d’UNIDROIT (Institut International pour l'Unification du Droit Privé). Et il serait fâcheux de ne pas mentionner la codification du droit civil chinois, sur le modèle du droit français, tout en faisant des emprunts significatifs aux conceptions germaniques et anglo-saxonnes.
L’apport fondateur et probablement le plus significatif au sortir de la GRCP en 1976 fut la séparation nette entre le droit public et la sphère privée, et nous pourrions multiplier les exemples d’influences européennes ou anglo-saxonnes (notamment sur le droit des sûretés, parfois sur les droits d’auteurs, souvent sur la pratique de l’arbitrage international, etc. ) sur un nouveau droit chinois tout orienté vers l’accession de la Chine à toutes les conventions internationales, à toutes les organisations internationales, au premier rang desquelles l’Organisation Mondiale du Commerce (OMC). Au-delà de ces emprunts, la Chine de Deng Xiaoping et de ses successeurs s’est caractérisée par une ouverture aux droits étrangers et par un processus d’intégration normative sur lequel nous ne pouvons que renvoyer le lecteur aux travaux de la juriste et professeure Mireille Delmas-Marty (1941-2022) en Chine, notamment sur le droit pénal chinois. Ce processus a notamment ouvert les universités chinoises aux professeurs étrangers, les écoles de procureurs et magistrats aux échanges avec des juristes français (Programme Cent Juges), l’envoi de milliers d’étudiants chinois dans toutes les universités occidentales, la reconnaissance et l’exécution en Chine des décisions judiciaires et arbitrales étrangères, la formation à la gestion des actifs d’États par HEC, ou l’envoi de hauts fonctionnaires chinois à l’ENA.
Nous étions ainsi plusieurs avocats étrangers à jouir en Chine d’une période enthousiasmante durant laquelle l'état du droit chinois nous obligeait parfois à constater quelques lacunes, mais nous offrait surtout une dynamique de construction in vivo d’un système juridique complexe, moderne, tendant vers une conformité au droit international, où chacun y retrouvait principes et mécanismes bien connus de ses propres lois ou jurisprudence. Mais l'écrivain et homme politique Josue de Castro (1908-1973) nous avait avertis : « Malgré la technique occidentale, le marxisme germanique et le léninisme slave, la Chine éternelle subsiste et semble absorber ces nouveaux traits de culture presque sans altérer la substance la plus intime de sa propre civilisation ». Comme pour répéter un cycle bien connu en Chine, celle-ci non seulement est source aujourd’hui d’innovations juridiques endogènes, mais entend projeter son droit au-delà de ses propres frontières, rappelant que l’influence par le droit ne saurait être une voie à sens unique.
Largement méconnus en Occident, d’éminents juristes chinois, du président de la Cour Suprême de 2008 à 2013, Wang Shengjun, à M. Zhu Suli, professeur à l’Université de Pékin, ont fait appel aux ressources endogènes, contestant la compatibilité des modèles occidentaux avec les réalités chinoises, et proposant de fonder les réformes du droit en cours sur les règles et institutions issues de la tradition juridique chinoise. C’est ainsi, et notamment, que l’utilisation de la médiation, judiciaire et extrajudiciaire, comme mode de résolution des conflits en matière civile, le tout appuyé sur la rhétorique de l’harmonie, s’est développée de manière accrue en Chine. La médiation chinoise permet la mise à l’écart de la règle de droit, réputée trop « rigide », issue de la justice procédurale (d’inspiration étrangère) et favorise ainsi un résultat censé satisfaire les attentes des justiciables chinois en matière de justice parfois qualifiée de « substantielle ».
Et la boucle est ainsi bouclée, l’appel de Deng Xiaoping de 1978 à l’établissement d’un État socialiste « aux caractéristiques chinoises » permettant aujourd’hui le « système socialiste d’État de droit et donc ses modes de résolution des litiges, et de proposer en outre quelques innovations juridiques propres à la Chine ; parions que le système du crédit social, ou plus exactement le « système de confiance en la société », appuyé par des outils et un savoir-faire de nouvelles technologies, saura trouver des adeptes hors des frontières chinoises. Enfin, la Chine n’est pas en reste sur le renforcement de l’application extraterritoriale de son droit national, après que les États-Unis et l’Europe se sont exercés à cette pratique. Ancrée sur la loi sur la Sécurité Nationale, la Chine impose désormais au monde le respect de sa loi de cybersécurité, ainsi que ses normes en matière de data et de protections des données personnelles, ou l’ensemble de ses mesures de défense commerciale, lois de blocage et lois contre les sanctions étrangères. Il n’est pas étonnant, dans ce contexte, que ce soit désormais les étudiants occidentaux qui viennent se former dans les grandes universités chinoises, et qui participeront à une meilleure compréhension et pratique de l’influence du droit chinois en Europe et dans le reste du monde.
Peut-être pour démentir à la fois Napoléon (« la politique d’un pays est dans sa géographie ») et feu le journaliste Francis Deron (« la Chine, décidemment, n’existe pas »), convenons que nous vivons une nouvelle ère passionnante pour les juristes : la concurrence de systèmes anciens et nouveaux, où le juriste Jean- Étienne- Marie Portalis (1746-1807) doit désormais s’accommoder, se défendre ou se nourrir de l’ « equity », de la « common law », mais aussi des recommandations de la Cour Suprême chinoise, surtout si ledit Portalis entend se déplacer en voiture électrique chinoise, divertir ses amis par des vidéos Tik Tok, profiter des facilités de paiement du E-Yuan ou naviguer sur le continent africain où plus d’un tiers de la téléphonie mobile est chinoise, avec ses « super apps » qui permettent aisément de communiquer, commander un taxi, réserver un hôtel, obtenir la livraison d’un repas, solliciter un rendez-vous médical, écouter de la musique, rembourser un ami, etc.
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Franck Desevedavy
Franck Desevedavy est avocat à la Cour de Paris, inscrit aux Barreaux de Taipei et de Hong Kong, et est arbitre devant la CIETAC (Beijing), SHIAC (Shanghai), CAA (Taipei) et ICC (Paris). Il pratique le droit chinois continental, de Hong Kong et de Taiwan depuis 1996. Il préside l’AFCDE (Association Franco-Chinoise pour le Droit Economique).