
Par Jean-Raphaël Peytregnet
Dans un réflexe impérial, Xi Jinping poursuit le rêve de conquêtes ou de reconquêtes territoriales et maritimes exprimé par Mao au lendemain de son accession au pouvoir. Ce rêve ne fait que traduire et perpétuer une aspiration hégémoniste des anciens grands empires défaits par les puissances occidentales au XIXème siècle [1]. Les équilibres régionaux s’en trouvent ainsi aujourd'hui menacés et, avec eux, la stabilité du monde.
« After having inflicted military defeats on China, the imperialist countries forcibly took from her a large number of states tributary to China, as well as a part of her own territory. Japan appropriated Korea, Taiwan, the Ryukyu Islands, the Pescadores, and Port Arthur ; England took Burma, Bhutan, Nepal, and Hong Kong ; France seized Annam ; even a miserable little country like Portugal took Macao from us. At the same time that they took away part of her territory, the imperialists obliged China to pay enormous indemnities. Those heavy blows were struck against the vast feudal empire of China. » (Mao Zedong) [2].
Au cours des siècles, les frontières de la Chine n’ont cessé d’être modifiées au gré des invasions étrangères ou des guerres de conquêtes menées par les dynastes d’ethnie Han ou autres qui se sont succédé à la tête du plus ou moins vaste empire, selon les périodes. Paradoxalement, cet empire qui ne se désigne pas encore alors comme « chinois » (zhongguo 中國) [3] connait son extension territoriale maximale sous la domination de deux peuples envahisseurs non han, les Mongols (dynastie Yuan 元朝 - 1271-1368) puis les Mandchous (Da Qing 大清 - 1644-1911).
C’est sous ces deux derniers que l’empire correspondant à la Chine actuelle atteint sa plus grande superficie, à savoir un territoire de quelque 13 millions de km² résultant de conquêtes à sa périphérie.
Il se verra amputé de plusieurs parties de son territoire au cours du XIXème siècle par les grandes puissances de l’époque, pour se voir ramené à une superficie d’environ 9,6 millions de km² définissant la République Populaire de Chine (RPC) dans ses frontières actuelles [4].
Une grande partie des différends frontaliers terrestres (22 722 km) de la RPC avec ses 14 voisins a été en partie réglée, dans la plupart des cas à son bénéfice [5].
Ses différends frontaliers ne sont toutefois toujours pas résolus avec les pays himalayens (Inde, Bhoutan, Népal) ainsi que sur sa façade maritime (15 274 km) avec les Philippines, l’Indonésie, le Japon, le Vietnam, la Malaisie et le Brunei, du fait des revendications de Pékin en Mer de Chine Orientale (îles Senkaku/Diaoyutai sous souveraineté japonaise) et Méridionale (ligne en 10 traits tracée unilatéralement par Pékin).
Ils sont à l’origine de tensions qui se sont parfois traduites en affrontements armés, comme on l’a encore récemment vu au sujet du Cachemire. Lors de la guerre sino-indienne de 1962, Pékin s'est emparé de la région de l'Aksai Chin qui en faisait partie. Après la fin des hostilités et le retrait des troupes chinoises du territoire indien, Pékin a signé toute une série de traités avec la Birmanie, le Népal et le Pakistan, le grand rival de l’Inde.
De même, si les contentieux frontaliers entre la Chine et la Russie ont trouvé une solution apparemment définitive en 2005 [6], il n’en demeure pas moins que des voix chinoises à l’étranger se sont élevées contre Pékin, arguant notamment du fait que les accords passés en 1991 avaient légitimé la cession d’un territoire par les « traités inégaux » [7].
Il n’est pas rare de trouver sur les réseaux sociaux chinois des revendications portant sur des portions de territoires anciennement conquis ou au sujet de la dizaine de pays ou régions tributaires (fuyong guo 附庸國) de l’ex-empire [8].
Une politique expansionniste assumée
Depuis 1949, les dirigeants chinois (la dénomination « chinois » englobe toute la population du territoire de la RPC et véhicule l’idée d’une identité normative : celle des Hans 漢/汉), à commencer par Mao, n’ont eu qu’une idée en tête, celle de recouvrer les territoires perdus par la dernière dynastie (mandchoue) ayant régné sur l’empire, à commencer par la République du Turkestan Oriental (Xinjiang) en 1949 puis l’État tibétain, reconquis en 1951.
Mao considérait déjà en 1930 dans son ouvrage « The Chinese Revolution and the Communist Party » que les frontières exactes de la Chine devaient inclure la Birmanie, le Bhoutan et le Népal [9].
En 1960, les autorités chinoises revendiquaient à nouveau l’appartenance de tout temps du Bhoutan, du Sikkim et du Ladakh à la « Grandiose terre des ancêtres 伟大的祖国 »[10],[11]. Pékin affirmera encore que le territoire bhoutanais « avait de tout temps été sous la juridiction chinoise et que les bergers chinois y avaient fait pâturer leurs bêtes depuis des générations »…[12]
Quatre années plus tard, en 1964, le « Grand timonier » (da tuoshou 大舵手 ) déclarait devant des sympathisants communistes japonais : « Il y a une centaine d’années, la région à l’est du Baïkal est devenue territoire de la Russie et depuis, Vladivostok, Khabarovsk, le Kamtchatka et d’autres lieux sont territoires de l’URSS. Nous n’avons pas présenté la note sur ce chapitre » [13].
La défense du « territoire que nous ont légué nos ancêtres », en l’occurrence la ligne à 10 traits délimitant l’espace maritime revendiqué par la Chine en mer de Chine méridionale, est réaffirmée par Xi Jinping lors de sa rencontre en 2018 avec le secrétaire à la Défense James Mattis [14].
La revendication de souveraineté de la Chine sur les territoires qui lui avaient été arrachés au XIXème siècle est étroitement liée au concept du « rêve chinois » (zhongguo meng 中国梦) de Xi Jinping, celui de la « grandiose renaissance de la race chinoise » (Zhonghua minzu weida fuxing 中华民族伟大复兴) [15].
Souveraineté à la chinoise
Dans son ouvrage « Guojia zhuquan » 国家主权 (Souveraineté nationale), Wang Huning 王沪宁 (surnommé « le Kissinger chinois »), actuel président de la Conférence consultative politique du peuple chinois, donne sa définition de la souveraineté, concept qui, selon lui, aurait été repris de la Chine ancienne, bien avant qu’il n’ait été pensé en Occident.
Le « zhuquan 主权» qui définit en chinois la souveraineté est littéralement le pouvoir ou l’autorité (quan 权) du souverain en même temps suzerain (zhu 主), entraînant une vassalisation. Il revêt, selon Wang Huning, un caractère dual, étant à la fois suprématie du Parti-État et indépendance de ce dernier à l’égard de l’influence étrangère [16].
Le concept inclusif du Tianxia
Le grand sinologue John King Fairbank dans son ouvrage « Tributary trade and China’s relations with the west » [17] explique que le souverain de l’empire reçoit le mandat du Ciel (Tianming 天命) qui lui donne le droit de gouverner toute l’humanité. Le « Tianxia » 天下 (le céleste empire) est par nature universel et ne connait pas de frontières formelles.
« Sous le Ciel » qui est la traduction littérale de « Tianxia », se trouvent d’une part, un monde civilisé (hua 华), d’ethnie Han 汉, qui a accepté le pouvoir que l’empereur exerce dans sa sagesse et, d’autre part, un monde barbare (yi 夷) qui peut prétendre à la civilisation s’il accepte les règles qui accompagnent l’ordre et la culture confucéenne.
Derrière le concept du Tianxia se cache l’idée d’un ordre mondial sinocentrique, que traduit la « communauté de destin pour l’humanité » (renlei mingyun gongtongti 人类命运共同体) chère à Xi Jinping. C’est seulement en réalisant l’inclusion du monde en son sein que la Chine pourra construire un ordre universel qu’elle sera en mesure d’universaliser [18].
Une conception toute particulière des frontières
Comme le rappelle Bill Hayton, quand l’empire Qing s’effondra en 1911, la plupart de ses frontières étaient plus imaginaires que réels [19].
Les Chinois ont en effet hérité de leur passé une conception plurielle de leurs frontières qui est différente de celle des États-nations européens ou de celles des États-Unis. Ils disposent en effet d’au moins trois termes pour qualifier celles-ci avec bianjie 边界 qui se réfère à une frontière d’impérium, bianjing 边境 aux limites de territoire en cours d’acquisition, bianjiang 边疆 à la zone de rapports de forces dans des zones désertiques peuplées de non-Han (Ouighours, Tibétains, Mongols, etc.) [20].
À travers la pluralité du terme, explique Sébastien Colin, la frontière chinoise apparaît diverse et fluctuante [21], la construction de l’État-nation chinois ne passe que par l’achèvement du projet impérial Qing 清 (mandchou), intimement lié à un processus de colonisation des marges, voire au-delà (continents africain et sud-américain, nouvelles initiatives des routes de la soie, format 17+1 redevenu 14 + 1 après le retrait de la Lituanie, de l’Estonie et de la Lettonie)[22].
L’intégrité territoriale est en soi pour le Parti-État (« 党政军民学,东西南北中,党是领导一切的 » Parti, État, affaires militaires, affaires civiles, éducation – est, ouest, sud, nord, centre – le Parti dirige tout, Cf. Rapport de Xi Jinping au 19ème Congrès du PCC, 2017) une question existentielle, et « la stabilité de celui-ci importe plus que tout » (wending yadao yiqie 稳定压倒一切).
Mais il y a là un paradoxe car à vouloir conquérir ou reconquérir ce qu’elle estime être son bien, à se projeter comme une puissance hégémonique, la Chine (comme la Russie) produit de l’instabilité, aussi bien pour elle-même que pour le reste du monde, comme aux temps anciens.
Dans le même temps, l’insistance de Xi Jinping à vouloir « siniser » (zhongguohua 中国化) ou plutôt « haniser » (hanhua 汉化) les ethnies aux frontières, ainsi qu’à les faire suivre « la voie menant au socialisme aux caractéristiques chinoises » (Zhonguo tese shehuizhuyi 中国特色社会主义道路), c’est-à-dire à obtenir leur adhésion au Parti-État, traduit une réelle inquiétude du « Centre » (zhongyang 中央) à l’égard de ses périphéries, avec les risques de fragmentation qui pourraient s’ensuivre, comme ce fut le cas pour l’ex-empire soviétique.
[1] Voir l’interview de l’historienne Sabine Dullin, « Les dirigeants russes, des tsars à l’actuel maître du Kremlin, ont une obsession des frontières », parue dans l’édition du 16 mars 2022 du journal Le Monde.
[2] Schram, Stuart R., « China and the underdeveloped countries », in The political thought of Mao Tse-tung, Praeger publishers, pp. 257-258.
[3] Bill Hayton, « The invention of China », chapitre 7, « The invention of a national territory », Yale University Press, 2020, pp. 184-212.
[4] Ibidem. Bill Hayton relève fort à propos que lorsque le dernier empire Qing (mandchou) s’effondra en 1911, la plupart de ses frontières étaient plus imaginaires que réelles. À l’exception de quelques endroits, où les Russes, les Français et les Britanniques avaient forcé le pouvoir impérial mandchou à des démarcations, ses frontières n’avaient jamais été formellement définies.
[5] Thierry Kellner, « Le règlement des questions frontalières… entre la République populaire de Chine et ses voisins centrasiatiques », Relations internationales, 2011/1 (N°145), pp. 27-51.
[6] La sinisation du sud du territoire de la Russie, en particulier le Khabarovski Krai et le Primorski Krai, longtemps délaissés par Moscou, est l’objet de craintes profondément ancrées dans l’imaginaire politique russe, Cf. Emmanuel Lincot, « Défis stratégiques dans les rapports centre/périphérie en Chine », mis en ligne le 12 juin 2018.
[7] Yike Zhang, Les relations sino-russes du point de vue chinois, Outre-Terre 2007/2 (n° 19), pages 317-328.
[8] René Servoise, « La conception de l’ordre mondial dans la Chine impériale », Revue française de science politique, année 1973, 23-3, pp. 550-569.
[9] « The correct boundaries of China would include Burma, Bhutan, Nepal » in Schram, Stuart R., « China and the Underdeveloped Countries », The Political Thought of Mao Tse-tung. Praeger Publishers, 1969, pp. 257–258.
[10] «Bhutanese, Sikkimese and Ladakhis form a united family in Tibet. They have always been subject to Tibet and to the great motherland of China. They must once again be united and taught the communist doctrine. », in Brian Benedictus, « Bhutan and the great power tussle », The Diplomat, August 02, 2014.
[11] Dorji PENJORE, « Security of Bhutan: Walking Between the Giants », Journal of Bhutan Studies Volume 10, Summer 2004, Centre for Bhutan Studies & GNH, 2004, pp 114-115.
[12] «Bhutan has always been under Chinese jurisdiction and Chinese herdsmen have grazed there for generations » in Jerome Alan Cohen, Hungdah Chiu, People’s China and international law – a documentary study, volume 1, Princeton University Press, edition 2017, p. 422.
[13] François Joyaux, « La tentation impériale, politique extérieure de la Chine depuis 1949, Paris, Imprimerie Nationale, 1994, p.40.
[14] « China cannot lose even one inch of the territory left by our ancestors », in « China’s sovereignty obsession », June 26, 2020 I Foreign Affairs.
[15] Zhang Baohui, « Xi Jinping, « pragmatic » offensive realism and China's rise », Global Asia, June 2014.
[16] Yi Wang, « Opinion : Meet the mastermind behind Xi Jinpng’s power », Washington Post, November 6, 2017.
[17] Far Eastern Quaterly, ½, February 1942, p. 135
[18] Zhao Tingyang, « Tianxia – tout sous un même ciel », Les éditions du Cerf, 2018, p. 261.
[19] Bill Hayton, « The invention of China », Chapitre 7, « The Invention of a national territory », Yale University Press, p. 186.
[20] Cf. Michel Nazet, « La Chine et ses frontières : Risk ou Monopoly ? », La revue géopolitique, 28 mars 2015.
[21] Sébastien Colin, « La frontière en Chine : une notion et des pratiques ancienne », éditions Armand Colin, 2011, pp. 45-62.
[22] Voir Marie Krpata, « Relation Chine-Balkans : L’Union européenne a pris conscience d’une vulnérabilité à sa périphérie », Institut Français des Relations Internationales (IFRI), 08/06/2023.
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Diplomate de carrière après s'être consacré à la sinologie en France puis à l'aide au développement au titre d'expert international de l'UNESCO au Laos (1988-1991), Jean-Raphaël PEYTREGNET a, entre autres, occupé les fonctions de consul général de France à Canton (2007-2011) et à Pékin (2014-2018) ainsi qu’à Mumbai/Bombay de 2011 à 2014. Il était responsable de l’Asie au Centre d’Analyse, de Prospective et de Stratégie (CAPS) rattaché au cabinet du ministre de l’Europe et des Affaires étrangères (2018-2021) puis enfin Conseiller spécial du Directeur d’Asie-Océanie (2021-2023).