Entretien Nouveaux Regards avec Bernard Thomann

Jean-Raphaël Peytregnet : Au sujet du « karoshi », de décès causé par le surmenage au travail, quand ce phénomène propre au Japon a-t-il été reconnu par les services de santé de l’archipel comme une maladie professionnelle ? D’après ce que j’ai pu lire sur le sujet, encore en 2023, 10 % des hommes et 4 % des femmes travaillaient plus de 60 heures par semaine, du fait des faibles niveaux de salaires, forçant ceux-là à faire des heures supplémentaires en excès ?

 

Bernard Thomann : En fait, le premier cas de « karoshi » a été reconnu en 1969. Effectivement, les heures supplémentaires sont très nombreuses au Japon mais néanmoins souvent difficiles à mesurer parce que dans le système japonais beaucoup d’entre elles ne sont pas décomptées ni payées et donc n’apparaissent pas nécessairement dans les statistiques.

 

Il y a une vingtaine d’années, un autre phénomène est apparu : un système qui n’est plus basé sur les heures travaillées effectives mais sur les heures réputées avoir été travaillées. C’est-à-dire que l’employé se voit payer un nombre d’heures fixé à l’avance en concertation avec son supérieur hiérarchique, à partir d’une estimation faite par l’un et l’autre pour accomplir la tâche qui a été attribuée. En principe, ce système est interdit par la loi mais le problème est que dans beaucoup d’entreprises japonaises le droit du travail n’est pas toujours respecté à la lettre.

 

Du fait d’une part, qu’il y a un nombre insuffisant d’inspecteurs du travail et que, d’autre part, les salariés peuvent être amenés à rechigner à dénoncer cette pratique, d’autant plus que les syndicats sont souvent liés à l’entreprise. Il arrive que dans des cas de « karoshi », on ne s’aperçoive qu'a posteriori que la personne décédée avait dans les faits travaillé plus d’heures que prévue, sans avoir pour autant été rétribuée pour ces heures supplémentaires. Ce sont bien sûr des cas extrêmes mais néanmoins il est exact que certains cas ne sont pas consignés et donc pas comptabilisés en tant que tels. Ils concernent essentiellement des personnes qui sont dans des positions d’encadrement.

 

Je comprends de mes lectures sur l’évolution des conditions de travail au Japon au cours des dernières décennies qu’il existe deux catégories de travailleurs dits réguliers ou irréguliers mais qui ne semble pas correspondre tout à fait à ce que nous entendons en France où nous faisons la différence entre emplois à durée déterminée (CDD) et à durée indéterminée (CDI). Que recouvrent ces deux catégories de travailleurs dont l’appellation est apparemment propre au Japon ?

 

Les salariés réguliers sont ceux qui sont employés dans une entreprise sans limite de temps. À la différence de la France, le travailleur japonais recruté à durée indéterminée ne signe pas toujours un contrat individuel mais s’engage par un serment à rester fidèle à son entreprise, à bien se comporter, etc. Et celui-ci est appelé à se soumettre aux conditions fixées par le règlement intérieur.

 

Ses conditions de travail sont très peu individualisées. Ce travailleur gravit ensuite les échelons selon une échelle de promotion sans que les éléments de différenciation dans sa carrière ne soient, en tout cas dans un premier temps, très importants. Ce n’est qu’à partir de 35-40 ans d’âge que sa promotion s’effectuera de manière plus ou moins rapidement selon les cas, s’il n’est pas avant sorti du système, c’est-à-dire renvoyé de l’entreprise sans que cela ne soit exprimé en ces termes.

 

La promotion répond à des critères d’ancienneté ou bien de performance ?

 

Celle-ci est à l’ancienneté, selon une évaluation qui se fait sur le long terme. Elle se fait aussi à la performance mais sans que cette dernière soit d’ordre individuel et prise en compte sur le court terme. C’est en quelque sorte le jugement subjectif du supérieur hiérarchique qui décidera si telle ou telle personne peut être promue à des échelons d’encadrement supérieur. C’était la règle dans les années 1970-80 mais par la suite le Japon est entré dans une phase de vieillissement de sa population.

 

De ce fait, les personnes qui étaient dans des positions d’encadrement à l’ancienneté sont devenues de plus en plus nombreuses. Les entreprises ont alors été amenées à introduire des systèmes qui leur permettaient de sélectionner d’une façon plus rigoureuse les candidats à une promotion et surtout de baisser certains salaires. Il en a résulté que certaines personnes qui arrivaient à l’âge de 35-40 ans voyaient une partie de leur salaire qui n’était plus déterminée selon leur échelon mais fixée en regard d’un système de salaire à l’année, à l’objectif. Les travailleurs concernés rencontraient chaque année leur supérieur hiérarchique qui leur fixaient un certain nombre d’objectifs à atteindre.

 

Si au bout d’une année ces objectifs étaient atteints, cela se traduisait par une augmentation salariale. Dans le cas contraire, leur salaire enregistrait une baisse. Ce système conférait une flexibilité à l’entreprise mais la prise en compte de l’âge et de l’ancienneté demeurait quand même. À partir des années 1990 et de manière très progressive, les entreprises ont introduit un deuxième système pour pouvoir prendre en compte d’autres profils, comme celui des femmes, des étrangers ou bien pour leur permettre de recruter à mi carrière des personnes dont ces entreprises avaient besoin, dotées d’un fort potentiel ou de qualifications particulières.

 

Effectivement, il existe dans les entreprises une sorte de catégorie à part où les conditions d’emploi et les tâches requises sont de type contractuel et portent sur une période courte. Les entreprises japonaises souhaitaient donner plus d’ampleur à cette catégorie d’emploi jusqu’à faire que celle-ci représente un tiers de leurs effectifs. Mais elles n’y sont jamais vraiment parvenues ou alors de façon marginale. Et donc le système à l’ancienneté a été réformé sans qu’il ne disparaisse entièrement.

 

Il existe une autre catégorie dans les entreprises qui a toujours existé, celle des salariés dits non réguliers appartenant en général à la catégorie des cols bleus, qui sont recrutés à titre saisonnier. Pendant les années 1960-70, les entreprises notamment dans le secteur automobile ont beaucoup employé des travailleurs agricoles qui affluaient dans les villes au moment de la saison morte, ou bien encore des journaliers, qui avaient fait très peu d’études et qui donc travaillaient à la journée. C’était surtout le cas dans le secteur du BTP mais pas exclusivement.

 

Ce type de travailleurs représentaient au départ dans l’entreprise une portion assez faible mais il a eu tendance à augmenter en raison du fait que le droit du travail s’est vu réformé. Des catégories de travailleurs qui étaient interdites d’exister auparavant sont apparues à partir des années 1990-2000, comme celle des travailleurs intérimaires. Ce type de travail avait été interdit au Japon après la fin de la guerre (1945) parce que jusqu’à ce moment-là, il existait des intermédiaires qui étaient parfois liés à la mafia, surtout dans le BTP ou dans le secteur minier.

 

Ces recruteurs retenaient ces travailleurs par la force, au besoin par la violence. Ils allaient les chercher dans les campagnes ou dans les bidonvilles. Quand les Américains ont occupé le Japon après la fin des hostilités, ceux-ci ont estimé que ces pratiques de recrutement de travailleurs intérimaires faisaient obstacle à la modernisation des relations sociales japonaises. Ils les ont donc interdites. Mais dans les années 1980-90, quand les entreprises ont recherché davantage de flexibilité et à réduire les coûts de main d’œuvre, le patronat a demandé au gouvernement japonais de réintroduire le travail intérimaire.

 

Cela s’est réalisé de manière progressive mais en quantité assez importante, ce qui fait qu’aujourd’hui dans les entreprises manufacturières par exemple, on y trouve beaucoup de travailleurs intérimaires. La catégorie des travailleurs saisonniers, quant à elle, a disparu du fait que les campagnes se sont dépeuplées au profit des villes. Celle des intérimaires est devenue pérenne. Ces travailleurs ne sont pas nécessairement mal payés. Ils n’ont simplement pas envie de s’attacher à une entreprise d’autant que l’offre sur le marché de l’emploi est très importante. C’est aussi le cas pour les femmes qui travaillaient à temps partiel à partir des années 1970, dans des emplois de remplacement, et qui par la suite ont opté pour le travail intérimaire à temps plein.

 

Qu’en est-il des niveaux de salaires, il semble qu’ils soient très bas ?

 

Cela dépend des catégories. Le salaire minimum est en effet très bas au Japon. Il n’est pas calculé selon les besoins du salarié, selon un panier de courses, mais en fonction de la capacité des entreprises à payer leurs employés. Il y a un nombre très important de PME au Japon qui sont des sous-traitants placés dans des situations assez fragiles. L’objectif du gouvernement a toujours été de favoriser le plein emploi au détriment des salaires. À partir du moment où le salaire minimum est bas, cela a bien sûr tendance à impacter l’ensemble du marché du travail.

 

Les salaires ne sont pas indexés au coût de la vie ?

 

Ils le sont mais du fait que le Japon se trouve en situation de déflation depuis trente ans, ces salaires n’ont pas été revalorisés. L’ensemble des salaires a toujours été considéré comme relativement bas, même si dans les années 1960-70-80 les salaires ont d’une façon générale connu des augmentations. Mais il est vrai que depuis les années 1990 où le Japon connaît une économie déflationniste, les salaires n’ont plus augmenté. C’est notamment le cas des cols blancs qui sont placés en situation d’encadrement.

 

La catégorie de cadre n’existe pas à proprement dit au Japon. En revanche les positions intermédiaires sont extrêmement nombreuses. Les employés concernés démarrent à des niveaux de salaire assez bas qui sont par la suite revalorisés, sur une base annuelle mais qui se traduit dans les faits par une baisse de revenus. Ces personnes-là n’ont alors d’autres choix que de faire des heures supplémentaires pour compenser ce manque à gagner.

 

J’ai lu qu’en 2018, une politique de réforme sur la manière de travailler avait été mise en place et que le temps de travail s’était vu soumis pour la première fois à une limite réglementaire, avec cependant toujours des exceptions, notamment pour les cols blancs ayant des postes de responsabilité. 

 

Il est exact qu’auparavant il y avait un nombre d’heures de travail légal. Sa limite était fixée par la jurisprudence sur la base en quelque sorte des cas de « karoshi ». Les entreprises les plus responsables essayaient quand même de faire attention. Des réformes sont intervenues pour changer l’environnement de travail dans le but de lutter contre le surmenage au travail mais aussi pour favoriser les carrières féminines. Le Japon a considéré que dans sa politique visant à lutter contre la dénatalité, s’il ne pouvait plus empêcher les femmes de travailler il lui fallait aussi leur fournir un environnement de travail s’appuyant moins sur le besoin de faire des heures supplémentaires. Un système a par conséquent été mis en place selon lequel les heures supplémentaires ne devaient pas dépasser le nombre de 100 par mois.

 

Ce qui est considéré dans la jurisprudence et dans la loi comme la limite appelée dans la langue japonaise « ligne karoshi ». Une personne qui décède par exemple à la suite de surmenage au travail, l’inspection regardera si celle-ci a travaillé plus de 100 heures supplémentaires le mois précédent et si c’est le cas, la preuve du « karoshi » sera établie. Si cette personne a travaillé plus de 80 heures supplémentaires pendant deux mois d’affilée, ce sera aussi le cas.  Et alors cela se retournera contre l’employeur, avec pour lui une amende à la clef mais aussi un procès en vue pour la famille d’obtenir un dédommagement.

 

Ces limites de nombre d’heures travaillées ont-elles été facilement acceptées ?

 

Les syndicats ont estimé que ces limites étaient beaucoup trop élevées et n’empêchaient pas les cas de surmenage au travail. Et si d’autre part ces limites n’étaient pas accompagnées d’une hausse générale des salaires, les personnes concernées seraient toujours incitées à travailler plus que la normale. Les critiques des syndicats se sont surtout focalisées sur le fait que les effectifs avaient beaucoup baissé alors que la charge de travail était restée la même.

 

L’objectif des syndicats serait, à ce que j’ai compris, de parvenir à limiter les différentiels de salaire, de statut et de primes hors salaire entre les travailleurs réguliers et non réguliers, là où le contenu de travail est identique.

 

C’est effectivement une revendication ancienne des syndicats prenant compte du fait que les entreprises depuis plusieurs décennies ont eu tendance à transformer un certain nombre d’emplois réguliers en emplois non réguliers pour des raisons économiques.

 

Par exemple, un travailleur régulier se voit prélever sur son salaire des charges sociales alors que pour un travailleur non régulier ce n’est pas le cas. Il revient à ce dernier de payer lui-même sa cotisation pour l’assurance maladie et sa retraite. C’est donc pour lui tout à fait avantageux. Par ailleurs, celui-ci travaille sur la base d’un contrat à durée très limitée et il est donc très facile pour l’employeur de s’en débarrasser rapidement en cas de besoin.

 

Devant ce fait, les syndicats ont contre-attaqué en essayant de faire en sorte qu’il n’y ait plus de différences, que les entreprises ne soient plus incitées à attribuer des postes de travailleurs réguliers à des travailleurs non réguliers. Il a ainsi été institué le principe qu’à travail égal, à poste égal, il devait y avoir salaire égal et statut égal. Aujourd’hui, les entreprises sont incitées à intégrer à leur main d’œuvre régulière des salariés irréguliers, intérimaires par exemple, et à leur octroyer au bout de quelques années le statut de travailleur régulier.

 

Les entreprises n’ont pas le droit de reconduire pendant plus de cinq ans un travailleur irrégulier. Elles ont l’obligation de le titulariser au bout de cette période. C’est néanmoins quelque chose qui a du mal à être mis en place parce que certaines entreprises peuvent avoir recours à des subterfuges, comme faire en sorte que la personne démissionne et soit ensuite, après quelques mois, réembauchée, leur permettant ainsi de dire que les personnes qu’elles embauchent sont nouvelles dans l’entreprise. Le salarié qui tient à son travail a bien sûr tendance à se prêter au jeu et à obéir.

 

Il s’agit effectivement d’une revendication syndicale que le gouvernement essaie maintenant de mettre en place mais les entreprises ont toujours des moyens de contourner cet obstacle.

 

Dans mes lectures, j’ai aussi relevé la persistance d’une faible considération accordée au bien-être des travailleurs dans la politique de dérèglementation de 1986 et dans les pratiques des entreprises. Il en aurait résulté que le résultat primait sur le temps de travail, ainsi qu’une différence de traitement entre travailleurs réguliers et irréguliers, le tout s’accompagnant d’une aggravation du phénomène de harcèlement moral sur le lieu de travail.

 

Au début de la vague néo-libérale qui a atteint le Japon autour des années 1980, l’archipel était à la recherche d’un second souffle pour relancer sa croissance alors que la pyramide des âges montrait un profil vieillissant. La priorité des entreprises étant alors de faire des économies, celles-ci ont mis en place tous ces systèmes dont j’ai précédemment parlé tout en faisant leur possible pour se débarrasser de salariés qu’elles trouvaient inutiles, pas assez productifs. C’est à ce moment-là où il y a eu effectivement une explosion du harcèlement moral pour pousser les travailleurs à démissionner.

 

Le licenciement au sens strict du terme restait un tabou. C’était quelque chose que l’on ne pouvait pas exprimer tel quel de peur de se faire mal voir. Beaucoup de travailleurs ont été poussés à quitter l’entreprise, en les mettant par exemple au placard, en exerçant des pressions sur eux, jusqu’à ce qu’ils décident n’en pouvant plus de partir de leur propre chef.

 

Cela a eu en effet des conséquences délétères sur l’environnement de travail et cela a produit une surenchère dans la volonté pour les travailleurs de se faire bien voir, quand ils n’étaient pas atteints d’un problème de santé souvent mortel ou conduits à se suicider par surmenage au travail.  Les contremaîtres étaient eux-mêmes soumis à de fortes pressions et conduits eux-aussi au « karoshi » à force de devoir mettre la pression sur leurs subordonnés.

 

Pendant longtemps, il n’y a pas eu de prise de conscience, celle-ci s’est accomplie dans les années 2010 au moment où le gouvernement a commencé à réaliser que tout cela n’était pas très bon pour la natalité, les femmes, que tout cela produisait des effets délétères pour l’ensemble de l’économie.

 

En même temps, ne voit-on pas l’apparition de nouvelles formes de salaires donnant une plus grande importance au mérite qu’à l’ancienneté ?

 

Effectivement, ce système de salaire selon le grade n’obéit pas strictement à des critères d’ancienneté. Pendant longtemps, jusque dans les années 1970, le principe appliqué était « vous avez tel âge, vous touchez tel salaire ». Après on est passé à un grade correspond à un salaire. À partir des années 1990, on a essayé effectivement de donner aux personnes qui étaient arrivées à un certain âge un salaire fixé selon les objectifs correspondant à l’année de référence.

 

Cela ne rendait pas obsolètes les grilles salariales mais une partie des émoluments étaient calculée selon les objectifs de l’année donnée. Cela a été l’innovation en matière salariale la plus importante. Cependant, l’emploi au Japon se heurte quand même à un problème avec ce système. Du simple fait que les travailleurs recrutés par l’entreprise s’inscrivent sur une grille de salaire tout en étant soumis aux conditions générales du règlement intérieur, que les tâches à accomplir sont souvent définies pour des groupes de travailleurs et non pas pour un seul de leurs membres, que les contrats ne sont pas individualisés, et que l’on favorise aussi la rotation.

 

Il en résulte que les postes sont assez mal définis. Il n’existe pas de nomenclature très précise. À dessein d’ailleurs, afin de rendre les employés plus flexibles en quelque sorte. Et donc la difficulté est qu’aujourd’hui, au moment où elle essaie d’introduire des systèmes de salaire au mérite, la direction de ces entreprises se heurte à ce problème.

 

Ce qui les amène à essayer de créer de nouvelles catégories d’emploi selon des nomenclatures beaucoup plus précises où il sera plus facile de mesurer en quelque sorte la contribution du travailleur individuel.

 

Mais cette nouvelle pratique comme je l’ai dit précédemment a du mal à s’imposer parce que la culture de l’emploi au Japon demeure celle du travail collectif, des espaces ouverts facilitant la communication comme aussi la surveillance. Il se trouve bien sûr des personnes qui changent d’entreprises dans leur carrière, mais ces personnes ont plutôt tendance à se tourner vers des entreprises étrangères.

 

Parce que cela est mal vu au Japon de changer d’entreprises trop souvent ?

 

En effet, cela reste tout de même relativement mal vu, notamment dans les entreprises les plus traditionnelles. Il y a cependant des entreprises qui sont plus ou moins internationalisées, des entreprises étrangères qui sont tout de même assez présentes au Japon où alors des entreprises qui sont réputées pour fonctionner de manière un peu différente. Dans celles-ci, ce n’est pas ou moins le cas. L’emploi à long terme demeure néanmoins de manière générale la norme malgré tous les comptes rendus journalistiques qui prétendent le contraire.

 

Peut-on dire que si les années 1990 ont constitué un tournant quant aux doutes que l’on pouvait avoir au Japon sur la viabilité du système de relation du travail « à la japonaise », le processus de redéfinition du compromis social lui-même est encore au stade naissant ?

 

Effectivement, dans les années 1980 il y a eu cette grande vague néo-libérale qui a atteint les administrations, les entreprises, qui a produit énormément de critiques du système de relation du travail « à la japonaise », à savoir ce que l’on a appelé pendant longtemps « les trois trésors sacrés » de la couronne impériale : le miroir (la sagesse et la faculté de comprendre), l’épée (la valeur et la faculté de partager) et le joyau (la bienveillance et la faculté d’apprendre).

 

À partir de ces années-là, on a considéré que ce type de carrière n’encourageait pas la créativité, devenait cher pour l’entreprise parce qu’il fallait continuer à payer les employés à l’ancienneté alors que le vieillissement de la population allait en s’accélérant. D’où ces critiques. Mais surtout à partir des années 1990, il y a un phénomène très important qui doit être à mon avis pris en compte, à savoir la crise financière.

 

Pendant longtemps, les entreprises japonaises baignaient dans un système économique de type capitalisme rhénan, elles étaient surtout financées par des prêts à long terme auprès des banques. C’était l’épargne des ménages qui était utilisée par les banques pour financer les entreprises et ces dernières, à partir du moment où elles remboursaient leurs emprunts à 10, 20 ou 30 ans, faisaient un peu ce qu’elles voulaient. Elles pouvaient avoir des perspectives à long terme, c’est-à-dire que pour un salarié payé à l’ancienneté et qui avait un emploi à vie, il était possible pour l’entreprise d’investir énormément dans sa formation sans craindre qu’il ne parte ailleurs.

 

C’était d’autant plus important que dans les années 1970-80, les entreprises étaient en situation de rattrapage technologique, de nombreuses nouvelles technologies étaient introduites, et donc il était important pour celles-ci de pouvoir continuer à former leurs salariés. Et si en plus ces salariés avaient la sécurité de l’emploi, ils pouvaient à leur tour être enclins à former leurs subordonnées car ne craignant pas de perdre leur emploi au profit de plus jeunes qu’eux. C’est cela l’essence du système d’emploi « à la japonaise ».

 

Mais ce système a commencé à être critiqué dans les années 1980-90 parce qu’effectivement cela revenait cher à l’entreprise mais aussi parce qu’à cette époque, avec l’apparition de la bulle financière, les banques ont dû faire face à de grandes difficultés de trésorerie, de sorte qu’elles ont cessé d’accorder des prêts aux entreprises.

 

Par ailleurs, le taux d’épargne a commencé à baisser et il y a donc fallu pour celles-ci trouver d’autres sources de financement, auprès du marché des actions, des fonds de pension, etc. Et cela a profondément changé les perspectives de ces entreprises qui se sont retrouvées dans l’obligation de faire des profits à court terme. Il ne leur suffisait pas de se développer à long terme pour pouvoir rembourser leurs emprunts, il fallait maintenant qu’elles commencent à être attractives pour le marché financier international.

 

Ces entreprises se sont donc de ce fait beaucoup internationalisées en se trouvant dans l’obligation de devenir plus rentables. Et donc l’emploi à vie et le système de gestion « à la japonaise » qui reposait pour les entreprises sur un retour sur investissement à long terme les ont obligées à devoir baisser leurs coûts sur le court terme. Tout d’un coup il leur a aussi fallu renvoyer leurs employés qui étaient considérés comme pas vraiment utiles.

 

Cela a été considéré effectivement comme un accroc au contrat social qui avait été passé avec les syndicats. Il est à remarquer que ces derniers ne se sont pas montrés très combatifs dans cette affaire. Ils ont plutôt eu tendance à reculer, à essayer de sauver les meubles en quelque sorte. Néanmoins l’emploi à vie a continué à fonctionner d’une certaine manière, en faisant l’objet d’aménagements.

 

Quel est le salaire minimum au Japon ?

 

Cela dépend des secteurs. Le salaire minimum est fixé de manière différenciée, il s’élève autour de 1000 yens de l’heure, soit environ 6,5 euros.  Il est fixé par des commissions tripartites qui sont départementales. Les syndicats, les Partis politiques de centre-gauche et de gauche ont actuellement pour mot d’ordre de porter celui-ci à 1500 yens, ce qui ferait à peu près 10 euros/heure au taux de change actuel.

 

Et s’agissant de l’ancienneté, existe-t-il un âge légal pour pouvoir prendre sa retraite ?

 

L’âge de la retraite est fixé aujourd’hui à 65 ans pour les hommes comme pour les femmes. C’est l’âge où on peut toucher sa retraite à taux complet. Avant, l’âge de la retraite était à 60 ans. Le défi pour le gouvernement a été d’inciter les entreprises à garder leurs employés jusqu’à cet âge. C’est une obligation légale pour les entreprises mais elles peuvent les garder selon des modalités qui peuvent être au désavantage des salariés, via une renégociation à la baisse de leurs salaires.

 

De manière générale, dans un foyer, est-ce que le mari et la femme travaillent ?

 

Cela a été très fluctuant au cours de l’Histoire. Traditionnellement, à la campagne les femmes travaillent. La majorité de la main d’œuvre ouvrière est féminine jusqu’au début du XXème, dans l’industrie textile notamment. À partir des années 1920 le niveau de vie des salariés a progressivement augmenté, d’abord pour les cadres et après pour les ouvriers les plus qualifiés. Dans le même temps, les femmes ont de moins en moins travaillé. Le modèle de la femme au foyer est devenu général chez les cols blancs et assez dominant chez les cols bleus, et les salariés réguliers payés au mois. 

 

En revanche, chez les travailleurs non réguliers, les journaliers ou dans les plus petites entreprises, les femmes ont toujours travaillé parce que les salaires n’étaient pas suffisants. Et puis surtout, la sécurité de l’emploi n’a jamais été suffisante pour que les femmes se permettent de ne pas travailler. Car c’est aussi un filet de sécurité d’avoir une épouse qui travaille en cas de licenciement, d’autant plus que les allocations de chômage sont beaucoup moins généreuses au Japon qu’en France, par exemple. Le moment où il y a eu le plus de femmes au foyer c’est dans les années 1970. Après la gent féminine même avec un statut irrégulier est retournée sur le marché du travail via l’emploi à temps partiel, une fois qu’elles avaient élevé leurs enfants, atteint une quarantaine d’années, aussi augmenté le revenu familial. 

 

À ce moment-là les entreprises ont commencé à avoir besoin de salariés à temps partiel et pour aider cela, le gouvernement a mis en place un système selon lequel si la femme gagnait moins d’un million de yens par an, ce revenu n’était pas imposable.  Aujourd’hui le taux des femmes au travail augmente de plus en plus parce qu’elles sont de plus en plus nombreuses à vouloir travailler, que les salaires stagnent mais aussi parce qu’il y a de moins en moins de femmes qui se marient. 

 

On trouve aussi de plus en plus de femmes qui veulent avoir une carrière. En effet, il y a chez elles une volonté émancipatrice mais il y a aussi une difficulté de plus en plus grande pour elles, comme pour les hommes, à se marier du fait de la dégradation du niveau de vie des jeunes. Beaucoup d’entre eux restent chez leurs parents parce que cela leur permet de faire des économies et donc tout cela ne favorise pas le mariage.

 

Il y a aussi l’endettement des foyers pour se loger ? 

 

Tout à fait. Et après la pandémie du Covid, il y a eu des situations tout à fait dramatiques où les gens se sont vus obligés d’emprunter pour se loger, avec des niveaux d’endettement pour devenir propriétaire qui restent très importants. Il faut savoir aussi qu’à partir des années 1980, on voit un différentiel de plus en plus grand entre l’évolution du prix de l’immobilier et celle des salaires.

 

Ces derniers stagnent alors que le prix de l’immobilier continue à augmenter. Après, dans les années 1990, la bulle immobilière a éclaté, les actions boursières se sont effondrées ainsi que le prix des terrains. Les prix sont redescendus mais pas au niveau des salaires et cela a ensuite recommencé à augmenter alors que les salaires, eux, restaient les mêmes.

 

Le marché a en effet été très spéculatif dans les années 1980. Cela s’est assaini à la suite de l’éclatement de la bulle immobilière. Il y avait beaucoup de gens qui appartenaient à la mafia, des yakusas qui investissaient avec des emprunts totalement imprudents auprès des banques. Les banques gagnaient de l’argent facile sans vraiment regarder la viabilité de leurs clients. Et puis tout cela s’est effondré. Cela s’est un peu calmé depuis mais le marché reste spéculatif.

 

C’est ce que connaît la Chine aujourd’hui !

 

Ce n’est pas au même niveau que pour la Chine. La Chine d’aujourd’hui, c’est le Japon des années 1980. Le marché immobilier au Japon n’est pas aussi spéculatif que ne l’est celui de la Chine à présent.

 

On parle d’une faiblesse de la représentation du monde du travail au niveau national qui serait aggravée par l’effondrement du Parti socialiste. Les syndicats commenceraient à se tourner vers le Parti Libéral Démocrate (PLD). Par ailleurs, on constaterait une faiblesse des syndicats encore jamais vue auparavant du fait que de moins en moins de travailleurs seraient syndiqués. Ils ne seraient que de l’ordre de 20 % de la masse des travailleurs.

 

Les taux de syndicalisation n’ont pas cessé de baisser au cours de l’après-guerre. Ils sont montés au plus haut à 50 %, ce qui était déjà énorme. Après, un phénomène de stagnation, de baisse des syndiqués est apparu notamment au sein des PME, qui était dû surtout au fait que la proportion de main d’œuvre régulière avait baissé.

 

Au Japon ce sont les salariés réguliers qui sont syndiqués. Il y a d’autres types de syndicats qui ont commencé à être mis en place dans les années 1990 mais ce phénomène est resté relativement marginal. Cela s’explique surtout par le fait que la proportion de salariés non réguliers dans les grandes entreprises a commencé à baisser.

 

Pour ma part, j’expliquerais ce phénomène plutôt dans l’autre sens. Je dirais que l’affaiblissement du Parti socialiste s’explique davantage par le fait que le nombre de syndicats liés aux entreprises a baissé et avec eux le nombre de leurs cotisants. Et cela jusqu’au moment où le Parti socialiste est devenu très faible, à tel point que les syndicats ont commencé pour ne pas perdre en influence à diversifier leurs rattachements politiques. Il est exact qu’aujourd’hui le puissant syndicat Rengō qui regroupe beaucoup de salariés réguliers se tourne vers le PLD. On assiste à une sorte de normalisation du PLD qui se fait aux dépens des Partis sociaux-démocrates.

 

Quant au nombre de travailleurs syndiqués celui-ci continue en effet à baisser, il serait même semble-t-il inférieur à 20 %. C’est lié au fait qu’il y a de moins en moins de salariés à vie dans les grandes entreprises. Or c’est ceux-là qui étaient syndiqués. Les centrales syndicales font des efforts pour intégrer dans leurs rangs de nouveaux types de salariés mais sans être parvenus jusqu’à présent à relever ce pourcentage de travailleurs syndiqués de manière significative.

 

Il semble que les syndicats japonais n’accepteraient pas dans leurs rangs une partie des salariés, dont les cadres qui seraient soumis aux pressions les plus importantes de la part des employeurs. Ils seraient par ailleurs très mal armés pour s’attaquer aux décisions des employeurs de procéder à des licenciements économiques souvent déguisés en départ volontaire ?

 

Cela concerne en effet les poste d’encadrement, les kanishoku, ces travailleurs qui ont atteint un certain niveau de l’échelle de promotion et qui de ce fait ne peuvent pas se syndiquer et qui par conséquent ne bénéficient d’aucune protection dans l’entreprise.

 

Au Japon, on observe une différence entre ceux qui ont vraiment la fonction et ceux qui n’en ont que le nom. C’est-à-dire que lorsque la forme de la courbe des employés était pyramidale, la promotion à l’ancienneté permettait à tout le monde plus ou moins d’avoir une position d’encadrement. Quand la pyramide des âges a épousé un profil en forme de champignon, pour les gens qui avaient atteint un certain niveau sur l’échelle de promotion salariale, qui devait correspondre à l’emploi de chef de section, il n’y avait pas de postes pour eux.

 

Et donc les entreprises ont commencé à faire la différence entre ceux qui étaient vraiment des chefs de section et ceux qui avaient le droit vis-à-vis de l’extérieur de se faire appeler chef de section pour sauver les apparences, vis-à-vis de leurs voisins, de la société. Et donc une différence était faite entre « staff » et « line », ces derniers étant ceux qui étaient vraiment chefs de section ; « staff », ceux qui étaient au niveau de chef de section mais qui ne l’étaient pas véritablement et dont les entreprises essaient de se débarrasser.

 

La jurisprudence a toujours montré que les tribunaux avaient tendance à annuler les licenciements qui n’étaient pas justifiés par un risque de faillite de l’entreprise. Si cette dernière pouvait prouver qu’il en allait de sa survie, les tribunaux émettaient un avis favorable. En revanche, dans le cas contraire, s’il était attesté que ces licenciements étaient motivés par la recherche de profits par exemple, la décision de licenciement se voyait déboutée par les tribunaux.

 

C’est la raison pour laquelle les entreprises se sont toujours gardées de procéder à des licenciements secs par crainte d’être attaquées en justice. Et donc les entreprises ont toujours préféré, surtout en vue d’entretenir de bonnes relations avec les syndicats, comme aussi de sauver la face de ces derniers, de ne pas procéder à des licenciements secs mais de demander plutôt aux employés concernés de quitter l’entreprise volontairement. Beaucoup d’entre eux acceptaient de partir parce qu’ils recevaient une indemnité en compensation.

 

Ce type de règlement à l’amiable a toujours recueilli la préférence des entreprises. Il s’est même trouvé des cas où le syndicat collaborait avec l’entreprise pour désigner les candidats au départ.

 

Certains notent l’absence ou la faiblesse d’accords dans les conventions collectives concernant les ajustements de la main d’œuvre.

 

Les conventions collectives sont en effet assez souvent faibles et relativement peu fournies.  Les conditions de travail figurent le plus souvent dans le règlement intérieur qui n’est pas en lui-même un document contractuel. Cela dépend aussi des secteurs. Mais les conventions collectives que j’ai pu voir étaient des documents très peu détaillés, qui n’existaient en quelque sorte que pour la forme.

 

Par conséquent les syndicats ne peuvent pas s’appuyer sur les conventions collectives pour lutter contre un certain nombre de pratiques. Cependant les tribunaux ont tendance à considérer que si les conditions de travail sont dégradées par rapport à la norme intérieure, il n’est pas possible d’aller au-delà du raisonnable. Ces travailleurs sont donc quand même protégés par les tribunaux. Mais il y a quand même beaucoup d’entreprises qui n’ont pas de conventions collectives. C’est un peu une originalité du système japonais.

 

Est-ce que les syndicats au Japon jouent un rôle protecteur ? J’entends parfois parler de conformisme idéologique à propos des syndicats, d’une attitude complaisante allant jusqu’à une collaboration de ceux-ci vis-à-vis de l’employeur ?

Ce n’était pas le cas après la fin de la guerre en 1945 car à ce moment-là il y avait des syndicats qui pouvaient être affiliés au Parti communiste ou bien à l’aile gauche du Parti socialiste. Des grèves étaient organisées. Mais à partir du début des années 1950 avec la collaboration des autorités d’occupation américaines, on a assisté à l’apparition d’une politique violemment anti-communiste accompagnée de purges de « Rouges ».

 

Cela s’est produit à peu près au même moment que le maccarthisme aux États-Unis. À ce moment-là, les syndicalistes les plus « rouges » ont été congédiés par les entreprises, avec la collaboration entière du gouvernement. Cela a eu pour conséquence que la part des syndicats très militants a petit à petit baissé, les travailleurs qui leur étaient affiliés n’étant plus promus, étant l’objet de harcèlement, etc.

 

Il y a eu néanmoins de grandes grèves comme celle de la mine de Miike entre 1959 et 1960, qui a duré un an. Celle-ci a été une sorte de face à face entre le patronat et le gouvernement d’un côté, et les syndicalistes de l’autre, mais qui a toutefois été perdu par ces derniers. Le syndicat qui faisait grève était remplacé par un syndicat qui obéissait à une logique de coopération avec l’entreprise et le gouvernement.

 

Tout cela a été aussi encouragé par le Centre japonais de la productivité, ce concept schumpétérien introduit par les Américains au Japon, à savoir l’idée selon laquelle il fallait signer avec les syndicats des contrats productivistes qui permettraient de faire collaborer les syndicats à l’augmentation de la productivité et à la suite des salaires et résoudraient en quelque sorte le problème de la lutte des classes. Les syndicats qui ont été favorisés sont ceux qui ont signé ce contrat à partir de 1950. Les syndicats qui ont refusé de le signer ont été petit à petit éliminés.

 

Ce qui a fait qu’au bout d’un certain temps, les syndicats présents dans les entreprises étaient productivistes, ceux-là estimant que leurs objectifs n’étaient pas de faire des grèves pour obtenir des augmentations salariales mais de collaborer avec la direction pour augmenter les profits de l’entreprise. Or les entreprises connaissaient une croissance importante jusque dans les années 1980. Cela les rendait d’autant plus légitimes vis-à-vis des salariés que ces derniers voyaient leurs salaires et par conséquence leur niveau de vie augmenter. Cependant on s’est rendu compte que la position syndicale était devenue une étape pour devenir responsable de la gestion des ressources humaines.

 

Il n’y avait plus aucun mur entre la fonction syndicale et l’emploi dans l’entreprise. Des études ont montré que la plupart des DRH étaient passés par des fonctions syndicales. Il en a résulté que l’image des syndicats a eu tendance à être écornée. Et quand dans les années 1980-90, les salariés ont vu effectivement leurs conditions de travail se dégrader, les syndicats ont alors été clairement désignés du doigt pour leurs faiblesses et même leurs agissements coupables. Toutefois des syndicats se sont quand même formés pour lutter contre ce phénomène, qui quoique minoritaires, étaient là pour défendre par exemple la syndicalisation des femmes ou même des cadres.

 

Car au Japon vous ne pouviez être membre d’un syndicat que si vous n’étiez pas cadre. C’est-à-dire à partir de l’âge de 40 ans qui est la norme, même si vous n’avez pas de responsabilités importantes, vous ne pouvez plus adhérer à un syndicat. Il a été facile pour les entreprises de renvoyer ces gens, d’exercer des pressions sur ceux-ci, etc. et donc tous ces gens qui ont été victimes de ce genre de pratiques ont formé des syndicats idoines mais qui n’ont jamais été acceptés comme interlocuteurs par les entreprises, dans par exemple la négociation des salaires.

 

Mais ces syndicats de cadres jouaient quand même en quelque sorte le rôle d’ONG avec pour fonction celle d’appuyer les salariés en cas de procès pour licenciement abusif par exemple. Il existe aussi des syndicats communistes, qui sont regroupés au sein de la Fédération Zenrôren, mais qui est surtout présente dans la fonction publique ou hospitalière. Dans les entreprises le syndicat qui prédomine est le Rengō qui commence quand même à se poser des questions en se disant qu’avec la baisse des effectifs, il y a peut-être aussi un intérêt pour lui à commencer à défendre les travailleurs irréguliers.

 

Les directions d’entreprise ne tolèreraient qu’un faible degré de participation syndicale. De même, le profil des délégués syndicaux ne les amènerait pas réellement à jouer un rôle de contrepouvoir ?

 

Le profil des leaders syndicaux est souvent celui de personnes qui sont appelées à faire carrière dans les DRH. Par conséquent ils ne représentent pas réellement un contrepouvoir. C’est ce qu’il ressort dans les études qui ont été faites à ce sujet.

 

Ce qui est exact c’est que certains syndicats ont réussi à imposer après la guerre, sous une forme très forte, très militante, des espèces de lieux où il y avait une sorte de cogestion, un peu comme en Allemagne, où les syndicats avaient réellement voix au chapitre.

 

Mais à partir des années 1950-60, les entreprises sont revenues sur ces acquis. Elles ont laissé des conseils de gestion où les syndicats pouvaient s’exprimer sauf sur la politique financière de l’entreprise, sur la stratégie industrielle et même sur les licenciements, et la politique salariale. Ces conseils de gestion ne pouvaient donner leur avis que sur la bonne marche de l’entreprise, sur l’amélioration de la production, à la manière de cercles de qualité. Mais dans les lieux où se prenaient les décisions, les syndicats n’avaient absolument pas leur mot à dire, contrairement à ce qui se fait en Allemagne, par exemple.

 

Les syndicats sembleraient être davantage exclus de la communication entre les salariés et la direction des entreprises que par le passé ?

 

Effectivement si on compare à ce qui existait dans les années 1940-50 mais cela fait déjà longtemps que tout cela est terminé.

 

On observe une augmentation des inégalités de revenus à partir des années 1990 du fait de la hausse des travailleurs non réguliers qui représentaient à cette époque-là quelque 38 % de la population active.

 

Pour comprendre ce chiffre il faut savoir que la population des travailleurs réguliers est relativement stable. Le nombre et la proportion des travailleurs irréguliers ont effectivement augmenté, aux dépens des travailleurs réguliers et encore davantage des travailleurs indépendants.

 

Pendant la période de l’après-guerre il y avait une très importante proportion de la population active qui était indépendante. Des gens qui travaillaient dans des petits magasins, restaurants ou alors dans des exploitations agricoles. Nombre de ceux-là ont fait faillite au cours des trente dernières années et donc les personnes qui étaient issues de ces catégories ont eu tendance à devenir travailleurs irréguliers.

 

C’est-à-dire contribuer à la restauration des travailleurs intérimaires ou journaliers, ou encore de tous ces gens qui travaillent dans le commerce de franchise. En effet, au Japon il y a de moins en moins de magasins indépendants au profit des franchisés. Comme en France, on trouve de moins en moins d’épiciers qui sont remplacés par des commerce de proximité du type 7-Eleven. Ce sont des travailleurs indépendants qui travaillent dans ces structures, donc irréguliers. Ils ne sont pas propriétaires, ils paient un loyer, une franchise.

 

Ces personnes gagnent moins d’argent, étant donné le niveau du salaire minimum qui est tellement faible. Il y a en effet un lien de cause à effet qui ne touche pas seulement ce type d’employés mais aussi les cadres dont les salaires ont aussi baissé du fait de ces nouveaux systèmes de rémunération, entraînant une modération salariale, voire une baisse.

 

Est-il exact de dire que la flexibilisation du marché du travail externe au Japon repose sur la précarisation d’une partie croissante des travailleurs ?

 

C’est en effet visible en particulier dans l’industrie automobile où les entreprises de ce secteur ont recruté beaucoup de travailleurs saisonniers, de travailleurs non permanents, jusque dans les années 1950-60. Après, ces travailleurs ont eu tendance à être titularisés, ils sont devenus réguliers.

 

Et puis tout d’un coup, à partir des années 1980-90, les entreprises ont commencé à employer à des postes de travail à la chaîne des travailleurs intérimaires, faisant de la sorte baisser les salaires, ce qui a entraîné une accélération des situations de précarité pour ces salariés. Les « salaryman », les cols blancs, ont été relativement épargnés, même si dans cette catégorie de travailleurs, s’agissant en particulier du genre féminin, on trouve de plus en plus d’intérimaires. Et ces gens-là sont moins bien rémunérés en général.

 

J’ai relevé qu’en 2015, 68 % des femmes étaient des travailleuses régulières et que 56 % des femmes actives avaient le statut de travailleuses non permanentes. J’ai aussi relevé que les femmes japonaises étaient de manière générale plus éduquées que les hommes mais occupaient en revanche des postes peu qualifiés et ne bénéficiaient pas de formations internes.

 

Le Japon a signé des conventions à l’ONU où il s’engageait à instaurer une égalité entre les hommes et les femmes dans le domaine du travail. Le pays a dû à la suite adopter une législation où effectivement les discriminations sexuelles au sein de l’entreprise ont commencé à être interdites. Il n’était plus possible pour une entreprise d’empêcher une femme d’avoir un poste d’encadrement. Pour contourner cette difficulté, les entreprises ont mis en place deux filières, celle d’employé de bureau qui était dans les faits réservée aux femmes ; l’autre filière était celle des emplois généraux qui était celle pour faire carrière et donc réservée aux hommes. Les entreprises n’ont jamais dit que ces filières étaient discriminatoires mais dans les faits c’était bien le cas.

 

Comment ces entreprises ont procédé pour ne pas se voir accusées de telles pratiques ? La première filière se caractérisait par des heures de travail régulières, une absence de mutation géographique. Et quand les femmes étaient recrutées on leur demandait quelle filière avait leur préférence. Soumises à une certaine pression, la plupart des femmes, à 98 %, choisissait la première filière qui ne leur permettait donc pas de faire carrière. Ce n’est que récemment qu’un certain nombre d’entreprises essaient de supprimer ces deux filières et de mélanger les deux.

 

Justement, j’avais relevé qu’on observait une évolution de la participation des femmes sur le marché du travail. Au cours de ces dernières années il y aurait eu un changement structurel majeur s’expliquant par les initiatives prises par les entreprises pour conserver leur employées féminines, telles que les congés maternité, parentaux, la création de crèches au sein des entreprises, d’heures de travail aménagées…

 

Il est exact qu’un effort a été fait en ce sens, qu’il y a eu des mesures prises par les entreprises relativement récentes. Mais sur le plan statistique, cela reste à être confirmé et à voir si cela a un effet massif ou pas. Parce que cette volonté de bénéficier de ces femmes diplômées existe depuis 1995.

 

Le syndicat patronal Keidanren a décidé qu’il fallait arriver à un tiers de postes hautement qualifiés réservés aux femmes. Mais dans les faits cela ne s’est jamais produit. Actuellement, il y a en effet plus d’aménagements qui sont mis en place mais il reste à voir si dans les vingt années à venir cela se traduira de manière massive ou pas. Statistiquement ce qui est vrai c’est que beaucoup de femmes sont victimes de la dégradation des types d’emplois qui leur sont attribués, bien souvent irréguliers. On peut donc dire que les femmes ont été désavantagées par les réformes depuis une vingtaine ou une trentaine d’années.

 

Est-ce qu’elles finiront par être intégrées en un nombre plus important dans la main d’œuvre régulière, hautement qualifiée et bien rétribuée ? C’est quelque chose qui reste encore à voir. Mais il est aussi vrai qu’il y a des entreprises qui se disent prêtes à le faire. Celles-ci ont commencé à prendre conscience qu’elles n’utilisent pas le potentiel des femmes comme elles le devraient.

 

J’aurais aussi aimé pouvoir aborder avec vous la question du vieillissement de la population, de la baisse de la natalité et le fait, si j’ai bien compris, que le Japon pour pallier ces difficultés commence, et c’est là une nouveauté, à recruter des travailleurs étrangers alors qu’il était auparavant plutôt réticent à le faire.

 

S’agissant des ouvriers, il y a en effet des accords qui sont passés, avec le Vietnam par exemple. Mais cela se fait de manière très encadrée. Ces travailleurs sont en plus pas toujours très bien traités. Il y a aussi beaucoup de Chinois qui s’intègrent aux entreprises japonaises, d’Indiens aussi en particulier dans le secteur informatique. Il s’agit là d’un phénomène relativement nouveau et qui concerne aussi un nombre très important de travailleurs dans le commerce de détail, où pour ce qui concerne Tokyo ce sont presque tous des étrangers. Mais aussi dans certaines entreprises, par exemple les cabinets d’architecte où on a besoin d’une main d’œuvre qualifiée.

Dans le même temps pour faire face à ce manque de main d’œuvre à cause du vieillissement et de la dénatalité, les entreprises essaient aussi de recruter de plus en plus de travailleurs japonais âgés. Les dispositifs sont multipliés pour retenir les travailleurs au-delà de l’âge de 65 ans. Il y a effectivement beaucoup de travailleurs japonais qui souhaitent rester dans l’entreprise au-delà de l’âge de la retraite parce que les retraites ne sont pas aussi élevées qu’en France, pour ne prendre que cet exemple. Et c’est donc important pour certains travailleurs de pouvoir cumuler une retraite et un emploi complémentaire.

 

Ces travailleurs disposent d’une couverture sociale, obligatoire même ? 

 

Cela dépend des travailleurs, ceux qui sont réguliers, qui ont une retraite proportionnelle à leur salaire, avec laquelle ils peuvent donc vivre, et les irréguliers qui ont cotisés à un régime de retraite national, public, mais qui leur donne une retraite qui ne leur permet pas de vivre décemment et les oblige donc de continuer de travailler.

 

Je pensais à la couverture maladie.

 

Oui, ces deux catégories de travailleurs en bénéficient parce qu’il existe des dispositifs pour les personnes âgées.

 

D’aucuns estiment que l'entreprenariat privé au Japon ne bénéficie pas d'une image positive au sein de la société où les normes de sécurité de l'emploi et de sa stabilité restent encore associées à l'emploi à long terme au sein d'une grande entreprise.

 

Il ne me semble pas que l'on puisse dire que l'entreprenariat privé ne bénéficie pas d'une image positive au Japon. La meilleure preuve en est la célébration de la figure de Eiichi Shibusawa, considéré comme le « père du capitalisme japonais » et qui a fondé de très nombreuses entreprises pendant l'ère Meiji. C'est son portrait qui est reproduit depuis l'an dernier sur le billet de 10000 yens et sa vie a fait l'objet d'un feuilleton télévisé qui a eu beaucoup de succès. Son ouvrage le plus célèbre « Rongo to Soroban » (les analectes de Confucius et le boulier), qui défend l'idée d'une éthique des affaires fondée sur le confucianisme, a été réédité et est un bestseller. Les rayons des librairies sont remplis de livres sur la réussite entrepreneuriale. Il me semble que cet idéal social du « salaryman » bénéficiant d'un emploi stable dans une grande entreprise prestigieuse, et l'attractivité de l'entreprenariat, sont deux réalités qui coexistent depuis longtemps au Japon. Même si le caractère normatif du premier s'est un peu érodé depuis deux décennies pour les raisons que j'ai exposées avant.

 


Peut-on parler d'un affaiblissement de la solidarité fondée sur les groupements privés, les entreprises et les familles qui ont compensé pendant un temps les faiblesses de l'État providence japonais ?

 

Il est certain que le discours produit sur la « société de bien-être à la japonaise » dans les années 1980, par certains sociologues et par le Parti Libéral Démocrate (PLD), pour caractériser un système de protection sociale qui ne serait pas avant tout caractérisé par un État providence, mais par la solidarité familiale et au sein de l'entreprise, n'a plus la même force aujourd'hui. En effet, on assiste depuis plusieurs décennies au recul des familles où cohabitent trois générations, à la montée du célibat, à la disparition de beaucoup de petites entreprises familiales et à la révision à la baisse de beaucoup de programmes sociaux dans les entreprises. Mais dans le même temps, les dispositifs d'assurance publique ne prennent pas le relai ou sont même révisés à la baisse comme l'assurance retraite ou l'assurance maladie. Et cela se traduit par une montée des inégalités, attestés par l'évolution des indices Gini et de nouvelles situations de grande précarité, tel que le phénomène de « working poor ».

 

 

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Bernard THOMANN est professeur à l'Institut National des Langues et Civilisations Orientales (Inalco, Paris), directeur de l'Institut français de recherches sur l'Asie de l'Est (Inalco, Univ. Paris Cité, CNRS). Il a été directeur français de la Maison franco-japonaise à Tokyo de 2019 à 2023. Le professeur Thomann mène des recherches sur l'histoire du travail et des politiques sociales dans le Japon contemporain. Il est notamment l'auteur des ouvrages: « Le salarié et l'entreprise dans le Japon contemporain - Formes, genèse et mutations d'une relation de dépendance (1868-1999) », Les Indes Savantes, 2008, et de « La naissance de l'État social japonais. Biopolitique, travail et citoyenneté dans le Japon impérial (1868-1945) », Presses de Sciences Po, 2015.

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