
Jean-Raphaël Peytregnet : Dans la continuité de votre premier ouvrage « Rouge vif », vous poursuivez dans « Dernier vol pour Pékin » l'idée d'une primauté de l'idéologie dans la Chine de Xi Jinping, aussi bien sur le plan de sa politique intérieure qu'extérieure.
Vous admettez dans le même temps la difficulté, je vous cite, « de qualifier de manière définitive le système politique chinois actuel ». N’y a-t-il pas là une contradiction ? D'aucuns, en Chine même comme à l'étranger, à l'exemple du président Joe Biden ou encore d'Annalena Baerbock, ministre allemande des Affaires étrangères, ne craignent pas de qualifier le régime et son chef de dictatorial. Qu'en pensez-vous ?
Alice Ekman : Non, je ne vois pas de contradiction, ce n'est pas parce que les influences idéologiques de la Chine sont multiples qu'elles n'existent pas. Elles s'ajoutent, elles ne s'annulent pas. Et il y a différents types de dictature. Le renouveau idéologique que l'on observe très nettement depuis l'arrivée de Xi Jinping au pouvoir n'a pas que des conséquences en matière de politique intérieure, il motive aussi les ambitions et les orientations de la politique extérieure chinoise - d'où l'importance de l'analyser.
Pour Cai Xia 蔡霞, ancienne professeure de l’École Centrale du Parti, qui s’est vue exclure du PCC, privée de sa retraite et contrainte de s’exiler aux États-Unis en 2019 pour avoir osé critiquer la politique de Xi Jinping, il ne fait aucun doute que le PCC est une organisation mafieuse, ayant pour parrain (« the don »), Xi Jinping, son Secrétaire général, et, sous lui, ses lieutenants (« the underbosses »), à savoir les 7 membres du Comité permanent et les 18 autres du Bureau politique du Comité central du PCC [1].
Êtes-vous d'accord avec cette caractérisation, sans doute un peu simplificatrice mais quand même, qui tendrait à accréditer l’idée que l’idéologie dont se revendique le Parti Communiste chinois ne serait en définitive qu’un habillage servant les noirs desseins d’une organisation qui ne viserait qu’à exercer un pouvoir absolu servant avant tout ses intérêts et ceux de ses membres ?
Je ne me permettrais pas de remettre en cause l'analyse de Cai Xia, qui connait beaucoup mieux le Parti que moi, de l'intérieur. De ce que l'on peut voir de l'extérieur, certains éléments du fonctionnement du Parti peuvent en effet rappeler celui des organisations mafieuses, dans une certaine mesure : la culture du secret, l'opacité, le maintien de l'ordre au sein de l'organisation par la peur, une forme de paranoïa… Mais il n'y a pas que cela, et le Parti n'est pas dénué d'idéaux, qui dépassent les stricts intérêts matériels de ses membres.
On ne peut pas résumer l'action de Xi Jinping à la seule préservation des intérêts des Princes rouges[2] et de leurs héritiers. Une autre question, celle des liens entre le Parti et les organisations mafieuses, est également intéressante, dans un pays où les connexions avec le Parti demeurent centrales pour le développement de quasiment toutes les activités économiques, « propres » ou non, et où le maintien de l'ordre demeure tout aussi central pour le Parti.
Plus loin dans votre dernier ouvrage, vous répondez de manière catégorique (« la réponse est oui, sans équivoque ») à la question portant sur l’ambition de la Chine, à savoir de voir advenir un monde post-américain, où elle occuperait la position dominante.
En a-t-elle vraiment les moyens et est-ce que, selon vous, cet objectif pour le moins ambitieux qu’elle s’est fixée peut être atteint, à plus forte raison à ce moment précis où l’on assiste à un découplage (et non plus seulement à une atténuation des risques ou « de-risking ») économique et technologique entre les deux premières puissances de la planète ?
Je pense qu'il ne faut pas sous-estimer les ambitions de la Chine, et les moyens dont elle dispose actuellement. Cela a trop souvent été le cas au cours des 20 dernières années, durant lesquelles on a souvent entendu que la Chine ne serait « pas capable » de moderniser son armée, d'avoir une marine digne de ce nom, une diplomatie influente au sein des organisations multilatérales, d'innover, de devenir une puissance technologique… Elle est pourtant bel et bien devenue tout cela.
Bien sûr, la Chine montre actuellement de grandes vulnérabilités : économiques, démographiques, sociales notamment. Mais ses grandes ambitions de politique extérieure demeurent pour l'heure inchangées. Et le Parti communiste chinois considère que la période actuelle est certes difficile, alors que l'administration Trump 2 maintient la pression commerciale et technologique sur le pays, mais offre aussi des opportunités diplomatiques et géostratégiques qu'il faut saisir. La diplomatie chinoise est particulièrement active en ce moment, elle consolide les partenariats avec la Russie, les pays d'Asie du Sud, l'Amérique latine, avec les pays dits du « Sud global » [3] plus largement.
En parallèle, le découplage s'accélère, mais il est voulu par les États-Unis tout autant que par la Chine, qui fait aujourd'hui tout pour réduire sa dépendance au marché américain, et renforcer son « autosuffisance » technologique, dans la mesure du possible.
Dans la multitude de décrets pris dès son retour à la Maison Blanche par le président Trump, je pense notamment à celui concernant les restrictions apportées à l’investissement et aux hautes technologies, la Chine (y compris les Régions Administratives Spéciales de Hong Kong et de Macao), se trouve qualifiée de « foreign adversary » des États-Unis.
Si l’on y ajoute la guerre commerciale via les hausses tarifaires que vient de déclarer l’administration américaine et qui visent en priorité la Chine, peut-on désormais estimer que nous entrons de plain-pied dans une nouvelle Guerre froide, entre un bloc de pays autoritaires (Chine, Russie, Corée du Nord, Iran, tous dotés de l’arme nucléaire ou en passe de l’être, s’agissant du dernier) et un autre constitué des démocraties libérales ?
La comparaison avec la Guerre froide n'est pas ridicule. Elle a souvent été balayée d'un revers de main par deux postulats :
1. La polarisation ne serait pas aussi idéologique qu'elle l'était à l'époque de la Guerre froide. Elle l'est pourtant, et de plus en plus. C'est en tous cas l'approche de la diplomatie chinoise, dont l'anti-occidentalisme s'insère dans le cadre d'une rivalité assumée entre systèmes politiques.
2. Il ne pourrait pas y avoir de polarisation aussi forte qu'à l'époque de la Guerre froide à l'heure de la mondialisation et des interdépendances économiques. Cela devient pourtant le cas, car non seulement le commerce n'est plus en mesure d'adoucir les mœurs, mais on assiste à une géo-politisation croissante de l'économie mondiale. La Chine a, au cours des trois dernières années, augmenté ses échanges commerciaux avec la Russie mais aussi avec d'autres pays qu'elle considère « amis », qui ne critiquent pas son système politique, ne soulèvent pas la question des droits de l'homme, du Xinjiang ou de Hong Kong, qui soutiennent sa ligne sur Taïwan, la mer de Chine méridionale, entre autres. Au même moment, et encore davantage ces derniers mois, la Chine fait tout pour limiter sa dépendance aux pays considérés comme « hostiles », en premier lieu les États-Unis, mais aussi l'Europe.
Le titre de votre dernier ouvrage « Dernier vol pour Pékin » peut être interprété de diverses façons, dont celle d’une ultime occasion. Vous observez vous-même dans votre épilogue que le processus de fermeture de la Chine observé au cours des trois dernières années devrait se poursuivre pour au moins trois raisons que vous expliquez à la suite, dont l’une concerne les sanctions contre la Russie qui auront pour conséquences indirectes, écrivez-vous, de conforter la Chine dans sa politique d’autosuffisance.
Selon vous, la Chine est-elle prête à se couper du monde, comme elle a tenté de le faire pour ensuite s’en mordre les doigts à différentes périodes de son Histoire ? Et si tel était le cas, quelles pourraient en être les conséquences pour elle-même comme pour le reste du monde ?
Elle est prête à se couper d'une partie du monde, oui. La Chine ne cherche pas à s'isoler du monde dans son ensemble, mais à renforcer sa coopération avec ceux qui ne risquent pas de lui imposer des sanctions.
Mais ce qui est particulièrement important de prendre en compte, c'est l'ambition normative de la Chine : elle cherche à faire référence dans une partie du monde, à ce que les pays du « Sud global » utilisent de plus en plus ses technologies et les normes qui vont avec, s'informent via ses médias et ses réseaux sociaux, se forment en Chine ou avec la Chine, mais aussi fassent coalition aux Nations Unies et au sein d'autres enceintes multilatérales autant que possible (BRICS, Organisation de coopération de Shanghai, entre autres).
Ce n'est en effet pas la première fois au cours de son histoire que la Chine est prête à se couper d'une partie du monde, mais elle est aujourd'hui la deuxième puissance économique mondiale, avec une capacité d'influence et de coalition sans commune mesure avec la Chine de l'ère maoïste.
[1] « The weakness of Xi Jinping – How hubris and paranoia threaten China future » : « Outsiders may find it helpful to think of the CCP as more of a mafia organization than a political party. The head of the party is the don, and below him sit the underbosses, or the Standing Committee. These men traditionally parcel out power, with each responsible for certain areas—foreign policy, the economy, personnel, anticorruption, and so on. They are also supposed to serve as the big boss’s consiglieres, advising him on their areas of responsibility. Outside the Standing Committee are the other 18 members of the Politburo, who are next in the line of succession for the Standing Committee. They can be thought of as the mafia’s capos, carrying out Xi’s orders to eliminate perceived threats in the hope of staying in the good graces of the don. As a perk of their position, they are allowed to enrich themselves as they see fit, seizing property and businesses without penalty. And like the mafia, the party uses blunt tools to get what it wants: bribery, extortion, even violence. », Foreign Affairs, September/October 2022.
[2] NDLR : les Taizidang 太子党 qui désigne les descendants des hauts dirigeants du Parti Communiste Chinois (PCC), qui accèdent par népotisme aux pouvoirs politique, économique et militaire en République populaire de Chine. Xi Jinping en fait partie.
[3] NDRL : désigne les pays en voie de développement.
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Young Leader de la promotion France-Chine 2018, Alice EKMAN est Directrice de la recherche de l’Institut d’études de sécurité de l’Union européenne (EUISS) et analyste spécialiste de la Chine. Elle est notamment l’auteure de « Dernier vol pour Pékin » (Champs/Flammarion, 2024).