
Par Yves Carmona
L’auteur de ces lignes n’avait pas pu retourner au Japon l’an dernier, aussi c’est avec émotion qu’il a retrouvé cette route lointaine et séjourné quatre semaines dans l’archipel. Voici son journal de bord.
Dès son arrivée, était organisé un dîner avec des dames quinquagénaires, et on a naturellement parlé d’abord de recettes de cuisine, l’une d’elles est cheffe pour le plaisir, mais on a aussi évoqué des sujets plus publics.
L'histoire est bien connue : les menaces qui ont pesé sur Owada Masako pour qu’elle accepte d'épouser le prince héritier, aujourd'hui empereur, alors qu'elle était une des diplomates les plus brillantes de sa génération. Quand elle a finalement cédé, elle a été littéralement coupée du monde, même son téléphone a été confisqué par la maison impériale, largement de quoi expliquer sa longue dépression. Sur les photos, elle arbore un sourire figé, peut-être l'effet de tranquillisants. Avanie supplémentaire, elle n'a eu une fille qu'après la naissance du fils du prince héritier et l'incertitude règne sur l'ordre de succession. Un récent comité parlementaire, censé arbitrer entre les différentes hypothèses, y compris celle d'une impératrice pour laquelle un précédent au Japon a en fait déjà existé, a préféré ne rien décider. Fort heureusement, l'empereur régnant, très en forme, a de longues années devant lui.
Ce même jour, ont eu lieu les funérailles du pape François, ce qui ouvrira rapidement les portes au conclave. Or, nous venions de voir le film du même nom, étonnante anticipation de la réalité bien que tourné auparavant. Il décrit une situation qui ressemble beaucoup à celle que nous connaissons avec au moment de la fumée blanche une fin complètement inattendue.
On a également évoqué la situation politique en Europe, notamment les vains efforts du président Emmanuel Macron pour résister à l'entreprise de destruction de Poutine.
Parmi toutes les raisons qu'avait l'auteur de ces lignes de revenir au Japon, le mastère sur lequel il essaie d'avancer, ce qui l’a amené dans diverses bibliothèques dont la première est celle de la Diète [1]. Les bibliothécaires, sans lesquels il serait difficile d’aller plus loin, car outre les difficultés propres à la langue s’ajoute l’usage exagéré de multiples codes, sont d’une gentillesse et d’une compétence remarquables. Y aller plusieurs jours est l’occasion de marcher le long du quartier de la Diète et ainsi de voir et entendre plusieurs manifestations, quelques centaines de personnes étroitement surveillées par la Police mais qui se contentent de raconter leurs préoccupations dans un mégaphone. Le matin ce sont des agriculteurs, et on sait qu’ils vont mal, certains disent même dans le journal que ça ne vaut pas la peine de continuer ; et en fin d’après-midi, des femmes qui dénoncent le « hara » ハラ (harcèlement), discrimination en l’occurrence masculine, écho involontaire au sujet du mastère.
Rien à voir sans doute, la série TV, autrefois celle de la NHK, aujourd’hui produite pour un syndicat de chaînes et qui reste, après des décennies, une référence de la vie nippone, de l’évolution de sa société. Le « drama »[2] du prime time, diffusé jour après jour après le petit déjeuner, met aujourd’hui en scène trois femmes d’âge mûr, qui ont su retrouver un emploi après en avoir perdu un premier soit à cause d’un divorce, soit parce que des ennuis de santé avaient été noyés dans l’alcool, soit parce que la tyrannie masculine campée par un acteur au demeurant débonnaire était insupportable.
Il façonne d’une certaine manière mais aussi reflète l’opinion publique. Car la différence remarquable avec les séries étrangères, enregistrées des semaines à l’avance, c’est que celle-ci l’a été généralement quelques jours avant la diffusion, ce qui lui permet d’être en phase avec les questions sociales, non pas comme en Occident avec des manifestations qui ont pour seule fonction de mettre en lumière ceux qui les organisent mais de manière plus légère par un autre genre de mise en scène. Un ami français qui vit dans l’archipel depuis 1977 le confirme, le « hara », le harcèlement, l’abus d’autorité pouvant aller jusqu’au viol, cela passait naguère, mais c’est aujourd’hui rédhibitoire, comme ailleurs.
Le 1er mai, la fête du travail est un jour férié suivi par les Japonais. C’est aussi, dans le roman Germinal d’Émile Zola publié en 1885, la grande grève des mineurs du Nord qui se termine mal pour eux. Zola écrivait vite, mais il lui a fallu un an pour que le récit soit publié et en attendant, un feuilleton dans le magazine Gil Blas a permis de patienter. N’y retrouve-t-on pas déjà la même inspiration qu’un siècle plus tard celle d’un « drama » : coller au plus près possible à l’actualité sociale ?
C’est toujours avec émotion que l’on revoit comme chaque année deux amis japonais avec leurs épouses, connus il y a 35 ans, l’un à la retraite et l’autre qui en approche. Le plus jeune a eu, dans un de ses premiers postes de diplomate, la tâche ingrate d’appeler un peu partout sur le globe des ambassadeurs en poste pour leur dire qu’il était temps de partir à la retraite, avec en général deux mois de préavis - Elon Musk, avant de prendre ses distances avec l’État, accordait lui jusqu’au soir… Cette (relative) cruauté ne fait-elle pas partie de la saveur du Japon ? Cette esthétique qui mêle provisoirement l’excellence – c’est devant d’exceptionnelles tables que ces dîners ont eu lieu – et la douleur n’en est-elle pas un de ses charmes, le célèbre wabi-sabi 侘寂 [3] ?
Tōkyō, ce sont aussi de remarquables expositions.
Foujita (1886-1968) est né japonais shintō mais a passé à Paris des décennies dès la Première Guerre mondiale, pris la nationalité française et s’est même converti au christianisme, non sans revenir peindre le mur de 35 m du Musée d’Akita, sa ville natale, où il a rendu hommage aux traditions locales.
De ce cosmopolitisme, sont nées les « 7 passions »[4] qui font le titre de l’exposition en cours - c’est d’ailleurs le seul mot de français. Une fois de plus, c’est la précision d’un adepte des abstractions de son époque - surréalisme mais aussi cubisme - qui le rendent particulièrement remarquable. Fils de général, il a vite refusé de se battre mais utilise la palette pour faire une description sans complaisance des horreurs de la guerre. Autre tableau, Shinjuku Gyoen : le parc le plus célèbre du Japon. C’est là qu’a lieu la fête d’admiration des cerisiers début avril dans ce qui était autrefois un parc impérial. Ce dimanche, il est ouvert gratuitement et des milliers de personnes, profitant aussi du temps estival, se promènent, canotent, mangent leur pique-nique, marchent en bavardant et riant. C’est un des caractères du Japon : au cœur d’un des quartiers les plus animés de la capitale, le parc est assez grand pour qu’on y trouve des coins solitaires et tranquilles.
Autre lieu de beauté, le musée Nezu, toujours plus splendide : le musée proprement dit et son grand jardin, le tout à deux pas des tours du prétentieux quartier de la mode d’Omotesando [5] avec ses marques françaises, italiennes, etc. qui y ont fait gagner des fortunes aux boutiquiers.
Voilà un des côtés les plus attachants de ce pays : au cœur d’une capitale mondiale, le calme d’un beau jardin avec au centre un étang orné d’iris en pleine floraison, où le seul bruit est le cliquetis des appareils photo et où on peut même boire dans un bol de cérémonie du thé. Pas de photos dans le musée qui expose des sculptures chinoises comme des masques du théâtre Nō, une plongée dans l’Histoire au milieu d’une foule toujours attentive. C’est le retour d’impressions très anciennes : le public japonais, joyeux et parfois bruyant quand il se trouve dans un endroit où boire sans-façons de la bière, est extrêmement attentif quand il visite une exposition, prenant la file sans resquiller, alors que dans tant de villes la visite du musée n’est que prétexte à bavardages sans rapport avec ce qui est sur les murs. Admirable, cette capacité à passer de la décontraction à la concentration.
Le lendemain, on se perd sous une pluie battante dans le chaos urbain où tout se ressemble sans pouvoir retrouver son chemin : c’est ainsi que l’on découvre Tōkyō et ses innombrables quartiers. Et si un séisme subitement retentissait ? Un ami voulait que feu le Premier ministre Michel Rocard (1930-2016) soit averti du risque que cela présenterait dans une telle mégapole…
Heureusement, les séismes se produisent toujours dans des lieux inattendus, mais au cas où, les zones d’évacuation sont là, des exercices où l’on rampe dans la fumée sont censés permettre de survivre à l’incendie. Et sinon, même à l’hôpital, cet extrême soin porté aux patients, jusqu’à un simple salut respectueux à leur départ.
Kamakura, ancienne capitale impériale à une grosse heure de Tōkyō : dès qu’on arrive à proximité, la verdure prend le dessus sur le béton et la mer est là, quelques surfeurs et voiliers, un golfe calme sur le Pacifique mais avec des marques un peu partout indiquant jusqu’où monterait un tsunami comme celui de 2011 qui a fait plus de 22 000 morts à Fukushima. Une seule solution : prendre ses jambes à son cou pour gagner, séance tenante, un point plus élevé, et bien sûr une affichette indique où se mettre en sécurité.
À part quelques parcours signalés par les guides, peu de touristes troublent la tranquillité des temples les moins fréquentés, incitant donc à la sérénité. Le rituel est partout le même : il faut rapidement se laver les mains au-dessus d’un récipient prévu à cet effet où l’eau de la montagne coule en permanence – 1600 mm par an de précipitations annuelles, la sécheresse ici ne menace pas malgré le changement climatique.
Une ville de culture ? C’est le week-end, matin et après-midi, entre deux averses courtes, promenades en bord d’océan parsemé de surfeurs et de voiliers, les plaisanciers en profitent pour s’adonner à leur loisir favori sous la houlette d’un moniteur – pas question au Japon de s’aventurer seul.
Sur le trottoir sont incrustées quelques citations, on reconnaît les noms de l’écrivain Natsume Sōseki (1867-1916) et de la poétesse Yosano Akiko (1878-1942), ainsi que d’une écrivaine locale. Politique culturelle de la municipalité ? À Kamakura, nous promenant dans les temples et les grottes, au milieu des fleurs – entre autres des hortensias – accompagnés du chant du rossignol, nous avons eu la chance de visiter une exposition temporaire qui fermait le lendemain autour du célèbre peintre Hokusai (1760-1849) dont « La Vague » est mondialement célèbre – elle était là aussi puisque cette technique de gravure sur bois permet, par le nombre de reproductions qu'elle autorise, une diffusion large des œuvres ; mais le musée renferme principalement des peintures, que Hokusai a moins pratiquées dans sa (longue) vie, et qui témoignent d’un sens remarquable de l’observation par les scènes de la vie quotidienne qu’il croque.
Retour à Tōkyō où l’auteur de ces lignes a rencontré un ami français pèlerin. Oui, drôle de personnage, il va de temple en temple et cela peut atteindre 50 km selon les parcours, car parfois le chemin passe par des campagnes désertées et alors seuls des biscuits lui permettent de ne pas mourir de faim. Dans les zones plus urbanisées, il réserve logis et couvert – mais il faut parfois subir les ronflements d’un autre pèlerin. Alors, ce qu’il préfère, ce sont les longs trajets solitaires où il est face à lui-même. Pour cela, il faut accepter la lourde charge et les ampoules au pied mais, dit-il, « c’est dans la tête que ça se passe ». Un jour, le récit de ses randonnées qu’il est en train d’écrire sera publié. C’est une chance d’avoir pu le rencontrer avant de quitter cet extraordinaire pays.
Péninsule d’Izu, quelle tempête ! Il fait un temps de saison des pluies avec un mois d’avance, c’est le dérèglement climatique, disent les Japonais. Une mer déchaînée, des côtes agitées donc dangereuses, ce n’est pas un jour pour la plongée. En revanche, à l’hôtel, luxe, calme et volupté : c’est spacieux et confortable avec vue sur la mer - s’il faisait beau temps.
Osaka, rivale traditionnelle de Tōkyō : à l’Exposition universelle, beaucoup de monde de tous âges, nombreux écoliers avec sur la tête le chapeau de leur établissement. Arriver jusque-là était pénible : métro bondé, longue attente pour franchir le portail d’entrée due surtout aux minutieux contrôles de police, le terrorisme est passé par là ; il faudra bien tendre une toile car déjà le coup de soleil frappe, une ambulance en témoigne ! Mais assis à l’ombre sur de confortables bancs en bois, les visiteurs japonais mangent tranquillement les onigiri おにぎり[6] qu’ils ont apportés. Certains sont venus avec leur carré de toile qu’ils disposent à même le sol, comme pour la floraison des cerisiers.
Le commerce fonctionne : la boutique est noire de monde, on y vend cartes, fétiches de toutes tailles, lunettes de soleil, etc. Et surtout, la bonne humeur et la gentillesse comme toujours dans ce pays, font passer les petits problèmes d’organisation. Une brève visite de l’Exposition, il s'agissait surtout de retrouver là l’ami qui dirige le pavillon français, un guide exceptionnel.
À travers la fenêtre du Shinkansen du retour, bonne surprise de voir le mont Fuji 富士山,
malgré les nuages et plaisir de contempler les rizières cultivées jusqu’au dernier centimètre, rectangles bien tenus et où le riz commence à pousser - il est grand temps car sa cherté due à une mauvaise récolte devient un problème politique pour le gouvernement - il a fallu changer le ministre de l’Agriculture dans les jours suivants, son successeur est fils d’un ancien Premier ministre, ce mode de désignation reste dominant.
Une remarque pour finir :
Le précédent article sur le voyage au Japon (décembre 2023) se terminait ainsi : « Voyons si les prochaines élections générales (au plus tard janvier 2025) portent au pouvoir un autre Japon, plus ouvert aux influences étrangères que sa majorité conservatrice. » Optimisme excessif : le gouvernement Ishiba, né le 1er octobre 2024, est fragilisé mais il tient bon !
[1] Le Parlement bicaméral du Japon.
[2] Au Japon, un « drama » (テレビドラマ terebi dorama, de l'anglais TV drama) japonais est une série télévisée de plusieurs épisodes qui se suivent. Ce format court spécifique s'est développé au Japon à la fin des années 1970 et s'est exporté ensuite en Asie.
[3] Le wabi-sabi est constitué de deux principes entremêlés : wabi, qui fait référence à la plénitude et à la modestie que l’on peut éprouver en observant la nature et le sabi, la sensation que l’on ressent lorsque l’on voit des choses patinées par le temps ou le travail des êtres humains. L'éthique du wabi-sabi prône donc une vie menée par une sobriété maitrisée, où l'on est capable de déceler et d'apprécier l'impermanence, la beauté de toute chose humble et imparfaite.
[4] Expression de soi, paysage, avant-garde, Orient et Occident, femme, enfant, Paradis et ange.
[5] Surnommé « les Champs-Élysées de Tōkyō ».
[6] Préparation culinaire japonaise consistant en une boulette de riz, généralement enveloppée dune algue nori (algue comestible de couleur noire ou verte).
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Ancien élève de l’ENA et diplomate, Yves CARMONA a passé la plus grande partie de sa carrière en Asie : conseiller des Affaires étrangères au Japon à deux reprises, premier conseiller à Singapour et ambassadeur au Laos puis au Népal (2012-2018). Dans ces postes comme dans ceux qu’il a occupés à Paris, il a concentré, y compris comme étudiant en japonais, son attention sur l’évolution très rapide des pays d’Asie et de leurs relations avec la France et l’Europe. Désormais retraité, il s’attache à mettre son expérience à disposition de ceux et celles à qui elle peut être utile.