
Fondation France-Asie : Yaron Herman, vous êtes un Young Leader de la toute première promotion France-Chine de 2013, vous êtes un pianiste de jazz de renommée internationale et vous préparez pour 2026 un nouvel album, Floating, avec un quartet et une tournée passant notamment par l’Asie. Quelle est la place de ce nouveau projet dans l'intégralité de votre parcours ?
Yaron Herman : Ce projet est la suite logique des précédents car il réunit des musiciens avec lesquels j'ai déjà collaboré par le passé, notamment Émile Parisien, et il témoigne d’une volonté d'explorer d'autres registres. Dans ma discographie, j'ai déjà réalisé des albums en solo, en trio, en quartet mais aussi avec de plus grandes formations.
Ainsi, c’était le moment d'essayer de nouvelles choses et d'aller vers des univers musicaux qui peuvent s'apparenter à la musique du monde, d’où la présence d’une influence indienne sous forme de percussions, de tablas, des musiques traditionnelles. J’ai souhaité aller chercher et puiser dans d’autres traditions musicales pour trouver l’inspiration.
Aux alentours de 16 ans, vous allez découvrir votre instrument alors que vous étiez destiné à une toute autre carrière, en l'occurrence le basket que vous pratiquiez à haut niveau. Comment expliquez-vous ce choix et comment avez-vous vécu ce passage d'une passion sportive à la musique ?
La transition s'est faite par une rencontre avec un professeur qui avait une méthodologie exceptionnelle et unique au monde, à ma connaissance. Il s'appuyait sur des disciplines telles que la philosophie, les mathématiques et la psychologie. Ce n'était pas un cursus traditionnel de conservatoire.
Grâce à cette personne, je suis devenu passionné et fasciné par l'idée que l'on puisse être plus créatif que nous le pensons.
Quel était votre rapport à la musique plus jeune et pourquoi avez-vous choisi le piano ?
Plus jeune, j'écoutais surtout ce qui passait à la radio. Je n'étais pas bercé par une culture de musique classique. Personne ne m’y avait initié, donc ma culture musicale était d’ordre assez général, même si j'étais sensible à la musique. Je dirais que j'ai trouvé mon instrument, le piano, un peu par hasard. Je crois que nous avons tous quelque chose d’unique et que la créativité est là pour que l'on puisse l’exprimer. J’ai découvert cela avec le piano.
Certains mathématiciens mettent en exergue cet aspect mystérieux grâce auquel la résolution d’un problème peut être élégante parce qu'il y existe plusieurs voies. La musique est-elle aussi un vecteur de beauté au travers de la recherche d’une forme d’équilibre, de justesse ?
Oui, c'est un peu la même chose qu'en musique, nous pouvons apparenter la créativité a une capacité à produire des possibilités. Globalement, les mathématiques, c'est le jeu de l’infini. La musique mêle à la fois le jeu et les possibilités, deux choses qui sont à priori associées à la créativité, mais qui sont malheureusement très peu associées avec les mathématiques.
Par exemple, combien de mélodies peut-on jouer avec trois notes, c'est-à-dire, en mettant une contrainte productive ? Avec trois notes, combien de mélodies peut-on faire sans les répéter ? La réponse est 6 possibilités. Il est possible de faire 6 mélodies avec 3 notes. C’est déjà un début de créativité et si l’on ajoute 4 notes, 5 notes, cela devient exponentiel.
Si on ajoute des changements des tessitures, de dynamiques, de rythme, de son ou d’instrument, l'horizon s'élargit devant nous sans que l’on ait besoin de déployer de moyens créatifs extraordinaires. Le pouvoir de la contrainte est parfois plus important qu'autre chose.
Cela dit, pour moi la beauté de la musique reste mystérieuse. Et je pense que le mystère est indispensable à la vie car, le jour où l’on sait tout, on arrête de s'émerveiller. Le mystère, de par sa nature, tient toute sa puissance du fait qu'on ne peut le résoudre et il en est de même pour la musique. Il faut le vivre !
Et dans ce sens, comment vous préparez-vous à un concert d’improvisation ? Vous donnez-vous des contraintes préalables ?
Je pense que le contexte détermine beaucoup de paramètres. Quand je suis seul, je suis plus libre de faire des choix sans qu'il y ait de « répercussions directes » sur d’autres musiciens. Dans ce cas, il n'y a vraiment que moi qui pose les limites du jeu.
Alors, j’essaie de garder un minimum de choses prédéfinies et de monter sur scène en faisant presque table rase. Puis, à partir de la première note, j'essaie de construire avec les outils que j'ai.
L'improvisation ne s'improvise pas. Un improvisateur passe ses journées à essayer d’imaginer de nouvelles façons de jouer, de créer des histoires. Nous sommes tels des architectes, à la fois responsables de la structure fondamentale et de l’harmonie de l’édifice que l’on veut bâtir. Tout cela en temps réel.
Vous disiez qu'avec le jazz, vous cherchiez à atteindre un état où vous disparaissiez. Comment décrire cette sensation de plénitude présente dans la musique, mais aussi parfois dans le sport ?
C'est une sensation qu'on connaît tous, quand on ne réfléchit plus face à un coucher de soleil, quand on est vraiment amoureux, le temps file et on ne le voit plus passer. Dès qu’on remarque cet état singulier, on est en déjà dehors. Ce sentiment si particulier de flow n'est pas intellectuel, il est aussi magique que volatile.
Et ainsi, quel est votre rapport au temps ? Comment percevez-vous le temps lorsque vous jouez ?
Si tout fonctionne bien, je n'ai aucune sensation du temps. Le but est que le temps disparaisse pour qu’il n’y ait qu'un instant présent prolongé. Ça peut sembler fou, mais c'est une tentative afin d’étirer le moment présent. Le seul repère temporel que j’ai est l'intuition que j'ai développée.
Lorsque je suis sur scène, je me pose plusieurs questions : est-ce le moment de changer ? Est-ce trop long ? Est-ce que je m'ennuie ou est-ce que le public s'ennuie ? Tous ces dialogues intérieurs me permettent de me situer dans le temps de manière intuitive. Je ressens de cette manière si le public écoute attentivement ou si c'est un silence vide, un silence plein… Une écoute « active » du public peut vraiment changer la manière dont la musique se manifeste. Dans un concert de musique improvisée, on puise beaucoup de choses dans le silence, cela fait partie du mystère.
Cela semble un peu métaphysique, mais on le vit tous les jours quand on parle avec quelqu’un, on sent la qualité de son écoute, tout de suite..
En dehors de vos modèles musicaux, y a-t-il des personnalités qui vous servent de source d'inspiration ou de motivation ?
J'ai des affinités particulières avec le sport, pas tant pour les personnes en tant que « performers » dans leur domaine mais pour l’état d’esprit. J’ai un grand respect pour ce « mindset » dans le sport, j’admire Michael Jordan et Kobe Bryant pour sa « mamba mentality ».
Je crois que pour accomplir des choses exceptionnelles, parfois il faut déployer des mesures extrêmes surtout quand la tendance naturelle de l'Homme n'est pas forcément d’aller vers le chemin où il y a le plus de résistance.
À propos de votre expérience au sein du programme Young Leaders France-Chine en 2013, quels souvenirs gardez-vous et que vous a apporté le programme ?
Je garde un souvenir exceptionnel de ces quelques jours par la qualité des personnes, la richesse des rencontres, des discussions. Passer du temps ensemble pour échanger m'a permis de découvrir d’autres manières de concevoir les choses et je m'estime chanceux de pouvoir représenter la France. Je suis fier d’avoir été inclus dans cette liste magnifique de personnes qui s’accomplissent dans divers domaines.
Pouvoir se réunir et partager nos passions respectives a été émouvant pour moi. Et ensuite, j’ai pu garder des relations avec plusieurs membres des Young Leaders et de la Fondation, que ce soit en Chine ou en France. Ils sont devenus des amis, très proches pour certains.
Pour votre projet « Floating », vous formez un quartet notamment avec Émile Parisien, Prabhu Edouard et Linda May Han Oh. C'est un projet musical et entrepreneurial entre plusieurs personnalités avec des cultures différentes, en l’occurrence asiatiques. Comment intègre-t-on les différences culturelles que chacun amène autour de la table ?
Ce sont des musiciens très expérimentés, qui ont fait de multiples tournées et qui habitent en Europe et aux États-Unis depuis un certain nombre d'années. Ainsi, il n'y a pas beaucoup d'ajustements à faire à propos de la communication. La richesse vient en jouant et en partageant quelque chose ensemble où chacun apporte ses bagages, sa culture, ses connaissances, son savoir, ses idées, nous permet de trouver un langage commun.
La parole n'est pas forcément si importante car nous pouvons communiquer sans échanger, avec le regard, en s'écoutant, en jouant.
À partir de septembre 2025, vous allez prendre le rôle de professeur de jazz à l’École Normale de Musique de Paris. Quelle est la place de la transmission, d’un professeur à un élève, dans votre carrière ?
Le métier de professeur n'est malheureusement pas assez valorisé dans la société et la transmission me semble un devoir, lorsqu’on a des choses à transmettre. Lors de mon premier cours, mon professeur me disait qu'il pouvait m’enseigner à jouer comme n’importe quel musicien avec n’importe quel style, mais surtout il voulait m’apprendre à apprendre.
Je souhaite perpétuer cette tradition. J’ai écrit un ouvrage sur la créativité, intitulé « Le déclic créatif », qui a été traduit en japonais par ailleurs. Il s’inscrit dans cette volonté de transmission qui m’anime pour rendre les clés créatives des artistes accessibles à tous.
Enfin, quelle est votre opinion sur l'avenir des relations culturelles entre la France et l’Asie, notamment dans la musique ?
C’est un domaine qui mérite d’être développé davantage. À mon avis, il n'y a pas assez d'échanges entre la France et l’Asie à ce stade, comme cela peut exister entre la France et les États-Unis par exemple. Tant institutionnellement qu’au niveau académique, je crois que beaucoup de choses sont à créer, surtout pour le jazz. Développer et entretenir des ponts culturels entre la France et l’Asie serait une opportunité exceptionnelle pour les musiciens et permettrait la naissance de projets conjoints.
Un morceau à écouter après la lecture de votre entretien ?
No surprises, Album Follow the White Rabbit.
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Réputé pour son approche unique de l'improvisation, Yaron HERMAN est un pianiste et compositeur à la croisée du jazz, de la musique classique et contemporaine. Lauréat de nombreux prix prestigieux, il a notamment remporté la Victoire du Jazz 2008 dans la catégorie Révélation de l'année et le Prix Adami Jazz Talent. Il a été président du jury du concours de piano du Montreux Jazz Festival et mentor à la Montreux Jazz Academy. Il s'est produit dans les festivals et les salles de concert les plus prestigieux d'Europe, des États-Unis et d'Asie, captivant le public par son jeu inspiré et ses performances uniques.