Qu’est-il arrivé au Népal ?

Par Yves Carmona

 

Le temps a passé depuis les événements qui ont secoué le Népal, entraîné violences et destructions mais conduisent ce magnifique pays, sous la conduite d’une Première ministre respectée, Mme Sushila Karki, à un nouvel espoir.

 

L’auteur de ces lignes y a vécu deux années et demie et gardé des amis sur place qui lui ont fourni jour après jour de précieuses informations.

 

Le 8 septembre, de nombreux Népalais, surtout des jeunes de la Gen Z ainsi qu’ils se sont eux-mêmes désignés, sans leaders mais en s’appuyant sur des réseaux sociaux, ont manifesté à Katmandou contre la corruption, très répandue dans le pays, et contre le gouvernement de M. Oli, contre le fait aussi que 3 septuagénaires (ce dernier et MM Deuba et Prachanda) se relaient depuis une décennie au gouvernement de manière à s’enrichir et à en faire profiter leurs enfants, les « Nepobabies » dénoncés par les manifestants, à tour de rôle

 

Débordé, le gouvernement s’est mis à interdire certains réseaux sociaux, ce qui a mis en furie les manifestants et a attisé leur révolte – il faut noter que depuis la fin de la guerre civile en 2008, la parole est libre au Népal et que les réseaux sociaux sont un moyen essentiel pour les millions d’émigrés de garder le contact avec le pays et souvent d’effectuer les virements qui motivent leur émigration.

 

Le 9 septembre, M. Oli a démissionné et a fui dans un camp militaire près de Katmandou pendant que les forces de maintien de l’ordre – l’armée essentiellement – dont il avait ordonné le positionnement dans les rues de la capitale, ont tué au moins 70 personnes.

 

Les bâtiments de la Cour suprême, du Parlement et du gouvernement, les dossiers de l’administration encore peu numérisée, le domicile privé de l’ex-Premier ministre ainsi que de son parti, et ceux des deux autres anciens Premiers ministres ont été incendiés ou détruits, mais aussi des hôtels de luxe, certains sièges de journaux, en somme ce qui symbolisait des lieux de pouvoir.

 

Les détenus ont été libérés et certaines villes autres que la capitale se sont également soulevées, l’aéroport a été fermé et les vols internationaux annulés ou déroutés vers la province.

 

Le 10 septembre, l’armée a proclamé le couvre-feu et a imposé l’ordre dans les rues et, dès le 12 septembre, Mme Sushila Karki, avec l’accord de la Gen Z, a présenté son gouvernement au Président de la République Ram Chandra Poudel qu’on avait cru un temps séquestré.

 

Naguère étudiante en droit puis avocate, acceptant des dossiers difficiles, elle a été la première femme à présider en 2016 la Cour suprême, connue comme incorruptible, les dirigeants de la Gen Z (on ne sait qui ils sont) l’ont acceptée.

 

Elle a ensuite nommé un petit nombre de ministres : celui de l’énergie est Kulman Ghising, ex-président de la Nepal Electricity Authority (NEA) qui avait chassé les corrupteurs et rétabli la lumière à Katmandou quand il a été nommé donc d’une grande popularité – il aurait même refusé d’être Premier ministre, préférant se consacrer à son domaine de compétence.

 

On dit maintenant qu’il pourrait se tourner vers l’action politique avec un nouveau parti. De la même manière, le Dr Sanduk Ruit, né de parents illettrés, qui a pratiqué jusque dans les campagnes 10 000 fois la chirurgie au laser, a préféré se consacrer à son hôpital plutôt que d’entreprendre une carrière politique.

 

La presse occidentale a souvent pensé que l’interdiction de réseaux sociaux était la cause des émeutes mais c’est bien plus profond, la volonté d’un processus de décision plus démocratique que son fonctionnement actuel, hiérarchique et unilatéral, loin des préoccupations des Népalais ordinaires. Certains y voient pourtant la main de la Chine ou des États-Unis, affrontement planétaire qui se joue aussi au Népal.

 

« L’année dernière, des agents américains [de la CIA] ont diffusé à travers le pays des rapports, organisé des tables rondes et tenu des réunions d’information, tous avec le même message : « La Chine est l’ennemi, les États-Unis votre ami. »

 

Le thème officiel était la lutte contre la corruption et son influence autoritaire. Parallèlement, ces agents américains ont organisé des sessions de formation à l’intention des journalistes népalais et des médias locaux afin de les aider à dénoncer la corruption et les abus de pouvoir, à publier des articles, à promouvoir la responsabilité et la transparence, et à demander des comptes aux dirigeants politiques. En d’autres termes, à frapper fort sur le gouvernement.

 

Un troisième groupe d’agents s’est consacré aux jeunes de la « génération Z ». Leur objectif était de donner aux militants les moyens de promouvoir les valeurs démocratiques et les droits de l’homme. Les agents américains ont dispensé une formation sur l’utilisation de l’art comme moyen d’expression sociale et politique. Au total, la CIA a dépensé à elle seule environ 1,6 million de dollars pour encourager l’activisme au Népal l’année dernière [….].

 

Le gouvernement népalais a avancé à petits pas. Au début de l’année, il a simplement demandé à tous les sites web et réseaux sociaux de s’enregistrer auprès de lui avant le 3 septembre. C’est là que les choses ont pris une tournure étrange. TikTok, dont la société mère est chinoise, s’est empressé de s’inscrire, tout comme une application appelée We-Talk et une autre nommée Viber.

 

Les applications américaines Facebook, WhatsApp, LinkedIn… ont refusé d’obtempérer. […] C’est à ce moment-là que les activistes de la génération Z sont passés à l’action. On connaît la suite…

 

Redonnons la parole à des Népalais. Un ami de l’auteur de ces lignes écrivait : « le Népal traverse une période tumultueuse, une turbulence que je n'ai jamais connue au cours de mes 35 ans de carrière. Il y a eu dix ans d'insurrection, de régime autocratique et d'incertitude politique, mais aujourd'hui, nous sommes confrontés à un avenir sans véritable perspective. L'objectif est d'assurer une prospérité équitable pour les Népalais. Mais qui nous guidera tout au long de ce voyage ? […] Les couvre-feux n'ont pas pu être appliqués, car les gens sont descendus dans la rue. Des coups de feu ont été entendus partout.

 

Nous ne connaissons même pas le nombre de morts ou de blessés. Il ne s'agissait plus seulement de manifestations de la génération Z, car de nombreuses autres personnes s'y sont jointes. Certaines ont laissé éclater leur colère refoulée. L'ancien Premier ministre Deuba et son épouse, l'actuelle ministre des Affaires étrangères, ont été traînés hors de leur maison et battus – des vidéos de ces faits ont été largement diffusées. Beaucoup d'autres ont subi le même sort. Le Premier ministre a démissionné et s'est enfui. Les réseaux sociaux regorgent de vidéos montrant des bâtiments en flammes, qu'il s'agisse de propriétés privées ou publiques. Il est déchirant de voir des structures construites grâce à nos impôts partir en fumée. Il est 22 heures. Cela a été l'une des journées les plus épuisantes de ma vie. Nous vivons dans l'espoir et l'angoisse. J'espère qu'il y aura un semblant de gouvernement capable de prendre des mesures pour rétablir l'ordre public. Le chef de l'armée a publié une déclaration. Nous espérons que la paix prévaudra. »

 

The Diplomat, revue dont les analyses ne manquent pas d’intérêt, écrit le 15 septembre :

 

« Dans la confusion, certains noms circulent pour prendre la tête de la transition, mais c’est finalement Mme Sushila Karki qui est nommée par le président Ram Chandra Paudel après des tractations menées sous l’égide de l’armée. Son mandat est clair et limitatif : organiser des élections le 5 mars 2026.

 

Dans ce choix, il y a la volonté de calmer la rue en misant sur une figure extérieure aux combines partisanes.

 

Ainsi que l’écrit un journaliste : « pour comprendre cette implosion, il faut revenir sur l’histoire récente du Népal. Pendant deux siècles, ce royaume enclavé entre la Chine et l’Inde fut gouverné par une monarchie qui se présentait comme l’incarnation de l’unité nationale. Mais derrière l’apparat, le pays vivait dans la pauvreté et l’exclusion sociale.

 

Dans les années 1990, le vent démocratique qui soufflait sur l’Asie atteignit Katmandou. Une monarchie constitutionnelle fut instaurée, mais la corruption minait les gouvernements successifs. C’est alors que surgit la guérilla maoïste. Pendant dix ans, de 1996 à 2006, une guerre civile opposa les insurgés aux forces de l’État, faisant plus de 17 000 morts.

 

En 2008, après le massacre de la famille royale et la défaite des loyalistes, la monarchie fut abolie. La République démocratique fédérale du Népal naquit dans l’enthousiasme et cependant, le pays a vécu dans une instabilité chronique : coalitions fragiles, gouvernements renversés à répétition, querelles partisanes paralysant les réformes.

 

Le drame népalais n’est pas qu’une affaire intérieure. C’est aussi une question géopolitique. Le pays, coincé entre la Chine et l’Inde, vit sous le regard jaloux de ses deux puissants voisins. Pékin finance routes et infrastructures dans le cadre de ses « Nouvelles routes de la soie », espérant tirer Katmandou de son isolement. New Delhi, traditionnel protecteur, redoute ce basculement vers le Nord. »

 

Aujourd’hui, l’Inde a salué la nomination de Sushila Karki, espérant un retour à la stabilité. Mais elle sait que le feu couve toujours. Si le Népal sombre dans le chaos, c’est tout l’équilibre fragile de l’Himalaya qui pourrait vaciller. La diplomatie népalaise , bien souvent bafouée par ses deux grands voisins, se demande si elle doit cultiver l’amitié de l’Inde ou de la Chine, consciente que le Népal n'a guère les moyens de choisir.

 

La vraie question demeure : cette génération Z népalaise, qui a pris la rue au nom de la transparence, de l’éducation et de la dignité, saura-t-elle transformer sa colère en projet politique durable ? Ou bien verra-t-elle, comme tant de fois depuis 2008, ses espoirs récupérés par de nouveaux clans ? Le meneur de la guerre civile, Prachanda alias « le féroce »  est toujours là et se fait le héraut de la démocratie. Idem pour l’ex-Premier ministre Oli, dont le mandat s’est terminé avec 72 morts mais qui refuse de démissionner de la tête de son parti.

 

La nomination de Sushila Karki a suspendu le temps, offrant au pays un répit fragile jusqu’aux élections dont le ministre compétent réaffirme qu’elles auront bien lieu. Mais la jeunesse n’acceptera pas un simple replâtrage institutionnel. Elle veut un changement de système, pas seulement de visages. Si les élections de mars 2026 n’apportent pas cette rupture, alors le Népal, pays au passé tragique, pourrait de nouveau s’enfoncer dans le cycle sans fin de l’instabilité.

 

Organiser cette élection ne sera pas une mince affaire car elle se heurte à de nombreuses difficultés :

  • La Loi ne permet pas à des dizaines de milliers de jeunes d’y participer et la question se pose pour les millions d’émigrés ;
    Parmi les bâtiments détruits, un certain nombre de bureaux de vote ;
  • Un groupe de travail a été formé par le nouveau ministre des Finances en vue des élections ;
  • Les anciens partis, et surtout leurs trois chefs septuagénaires résistent au changement et contestent la légitimité du processus qui a permis à Mme Karki d’être nommée, sans compter que certains réclament le rétablissement de la monarchie ;
  • Respectabilité internationale : elle sera difficile à rétablir, bien que la Première ministre ait fixé de stricts plafonds aux délégations dans les conférences, comme la COP 30 (environnement) au Brésil ;
  • Sécurité : beaucoup de postes de police ont été brûlés et des uniformes dérobés…

 

Conclusion

 

Le Népal a retrouvé une certaine stabilité, mais les problèmes sont profonds dans ce pays pauvre et le souvenir des 72 victimes dont on peut voir les photos sur l’hebdomadaire contestataire « Nepali Times » ne va pas s’effacer.

 

Le secteur du tourisme apparaît comme le premier à être affecté par les répercussions économiques des protestations. L’éducation peut être mortelle : un étudiant népalais parti se former dans un kibboutz en Israël a été pris en otage par le Hamas le 7 octobre 2023, après avoir sauvé ses compagnons d’une attaque à la grenade, puis assassiné.
Actuellement, la mousson se manifeste tout en bas, dans le Madhesh, par de violentes pluies à l’origine d’inondations catastrophiques et autres dégâts (au moins 52 morts) et en haut, dans l’Himalaya, par d’exceptionnelles chutes de neige. Le changement climatique est en cause et menace ce pays, qui pourtant produit très peu de gaz à effet de serre, de multiples manières, notamment par liquéfaction accélérée de glaciers qui peut en quelques minutes détruire un village en contrebas. Cela s’est déjà produit à Thame heureusement sans victimes le 16 août 2024, comme en fait régulièrement l’avertissement l’organisation internationale ICIMOD dont le siège est près de Katmandou.

 

Elle vise à encourager le développement durable des écosystèmes de montagne dans l’Himalaya. Mme Karki a de quoi faire.

 

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Ancien élève de l’ENA et diplomate, Yves CARMONA a passé la plus grande partie de sa carrière en Asie : conseiller des Affaires étrangères au Japon à deux reprises, premier conseiller à Singapour et ambassadeur au Laos puis au Népal (2012-2018). Dans ces postes comme dans ceux qu’il a occupés à Paris, il a concentré, y compris comme étudiant en japonais, son attention sur l’évolution très rapide des pays d’Asie et de leurs relations avec la France et l’Europe. Désormais retraité, il s’attache à mettre son expérience à disposition de ceux et celles à qui elle peut être utile.

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