Chine et Japon : Lost in Translation

Par CHEN Yo-Jung

 

D’une façon générale, les risques de malentendus sont plus forts entre peuples voisins et frères qu’entre ceux qui sont éloignés et inconnus.

 

Le plus souvent, ces malentendus se manifestent quand ces deux peuples croient, parfois à tort, se comprendre parfaitement en raison de leur proximité culturelle et surtout linguistique.

 

Rien qu’en Europe, où différents peuples partagent une même racine culturelle et linguistique gréco-latine, ce genre de malentendus ne manque pas. Entre la langue de Molière et celle de Shakespeare notamment, les exemples de « faux-amis » linguistiques sont fréquents.

 

Ayant longtemps servi comme traducteur-interprète hexalingue dans des entretiens diplomatiques internationaux à haut niveau, j’ai appris à mes frais qu’il ne fallait pas traduire « actuellement » en français par « actually » en anglais, ni confondre « librairie » et « library ». Il m’est aussi arrivé de provoquer des sourires malins en traduisant « I am excited to see her » en « Je suis excité de la voir »...

 

Entre la France et le Japon, les confusions linguistiques, quoique de nature différente, existent aussi. Du côté français, elles sont le plus souvent dues au h muet qu’un grand nombre de Français, même ceux qui sont couramment japonophones, prononcent à mauvais escient quand ils parlent la langue du Soleil levant. Dans la langue japonaise, le sens d’un mot change complètement selon que le h est aspiré ou non.

 

C’est ainsi qu’il arrive souvent à un Français japonisant qui voudrait dire « il fait beau temps » (haréru) de finir par dire qu’il « fait un temps de chien » (aréru). Autres exemples : les Japonais ont souvent du mal à comprendre quand un Français parle d’« Iroshima » au lieu de « Hiroshima », ville martyre du premier bombardement atomique.

 

Un Français peut aussi provoquer le désarroi au Japon quand il dit qu’il cultive des « épouses méchantes » (akusaï) dans son jardin quand il voudrait dire des choux (hakusaï). De même, une « aiguille » (hari) devient une « fourmi » (ari). De leur côté, les Japonais, à de rares exceptions, sont incapables de prononcer le phonème « eu/e » qui n’existe pas dans leur langue faisant qu’ils ont souvent du mal à se faire comprendre en France même quand ils sont d’excellents francophones.

 

Par exemple, un Japonais francophone pourrait surprendre son interlocuteur français en demandant une « fille » alors que ce qu’il voulait était une « feuille ». De même, l’auteur a été invité plus d'une fois par des amis japonais francophiles à un délicieux dîner de « pot-au-fou » ! …

 

Chine/Japon : Vous avez dit airen 愛人 !?

 

Les malentendus linguistiques sont surtout abondants entre le chinois et le japonais, ces deux langues qui partagent pourtant une écriture quasi identique.

 

En dépit de leurs langues parlées distinctes, Chine et Japon utilisent depuis deux millénaires un même système d’écriture : les sinogramme 漢字 (prononcé hanzi en chinois et kanji en japonais).

 

Des trois pays asiatiques de la sphère d’influence linguistique chinoise (le Japon, la Corée et le Vietnam), le pays du Soleil levant est le seul à avoir conservé jusqu’à nos jours l’usage de kanji (mêlé au kana local) dans la vie courante. La similarité de l’écriture donne aux Chinois et aux Japonais l’impression qu’ils peuvent se comprendre parfaitement à l’écrit même si leur langue parlée sont différentes.

 

Or cette impression de compréhension mutuelle est souvent trahie par des mots qui sont identiques à l’écrit mais qui ont des sens différents ou des nuances subtilement distinctes dans chacune des deux langues.

 

Au cours des vingt siècles de leur assimilation à la culture et la langue écrite chinoises (voir « La sphère d’influence des hanzi », N°16 (Septembre) de Nouveaux Regards sur l’Asie), les Japonais ont développé un talent particulier dans l’utilisation des kanji hérités de la Chine pour créer de nouveaux mots adaptés à leur propre langue ou pour traduire des notions modernes occidentales. Certains de ces nouveaux kanji/hanzi « Made in Japan » ont ensuite été ré-importés en Chine, créant un mélange complexe de significations et/ou de nuances souvent identiques mais parfois légèrement différentes entre les deux rives de la Mer de Chine orientale.

 

La communauté des 漢字 entre le chinois et le japonais a permis aux deux peuples de communiquer par écrit, de façon rudimentaire certes, même si les deux langues parlées sont différentes. Il s’agit là d’un avantage que la Chine ne peut plus partager avec la Corée ni avec le Vietnam, ces deux autres pays de la sphère d’influence culturelle chinoise ayant aujourd’hui plus ou moins abandonné l’usage des sinogrammes en faveur de leurs propres systèmes d’écritures nationales.

 

Cette impression de similarité et cette facilité de communication par écrit entre le chinois et le japonais peuvent être trompeuses dans des cas inattendus. Un même sinogramme ou un même mot peut avoir des sens distincts dans chaque langue ; de même, un mot revêtant le même sens dans les deux langues peut à l’occasion différer dans le degré de la nuance ou de la subtilité de cette même signification. Les exemples de tels « faux amis » sont nombreux. Par exemple, un Japonais rendant visite à un ami en Chine pourrait être stupéfait de se voir présenté par son hôte chinois à son airen 愛人 (« épouse » en Chine continentale), un mot qui signifie au Japon « maîtresse » ou « amante » (aïjin). Il y a aussi le cas du Japonais qui demande une tégami 手紙 (« lettre » en japonais) pour se voir offrir du « papier de toilette » (shouzhi) par son interlocuteur chinois.

 

On connaît aussi la mésaventure du touriste chinois au Japon qui s’adresse par écrit au concierge de l’hôtel pour demander une qiche 汽車 (« voiture » en mandarin) et qui se fait amener devant un « kisha » (train en japonais) dans une gare.

 

Incidents diplomatiques : lost in Translation

 

Si les malentendus portant sur l’interprétation sémantique des sinogrammes peuvent dans la plupart des cas prêter à de simples sourires entendus entre Chinois et Japonais, il n’en est pas de même au niveau diplomatique où de telles différences sémantiques et/ou nuances pour un même 漢字 hanzi/kanji sont susceptibles de provoquer un incident diplomatique grave au niveau étatique.

 

En 1972, le Japon et la Chine, archi ennemis durant la Seconde Guerre mondiale, ont finalement décidé d’enterrer les haches et de rétablir leurs relations diplomatiques à l’occasion d’une visite d’État « historique » en Chine du Premier ministre Tanaka Kakuei.

 

Un des sujets épineux mais primordial dans les négociations bilatérales préparant cette visite était de savoir comment la partie japonaise allait exprimer son remord/regret/repentir pour les atrocités commises par l’armée impériale à l’endroit de la population chinoise. Le sujet était sensible et délicat car le Japon d’après-guerre, de par l’orgueil national qui lui est particulier, a toujours été dans une sorte de déni de son passé d’agresseur et a toujours tenté de minimiser sa responsabilité envers la Chine.

 

Ainsi, à la différence de l’Allemagne, Tokyo, en dépit de ses efforts de réparations et de ses multiples messages de regret, s’est toujours refusé de présenter une fois pour toute des excuses de façon claire, précise et sans détour vis-à-vis de la Chine. Cette incapacité japonaise de trancher sans équivoque avec sa responsabilité pour les crimes de guerre commis en Chine constitue encore aujourd’hui une épine dans les relations sino-japonaises.

 

C’est dans ce contexte qu’au banquet officiel en l’honneur du chef du gouvernement nippon dans le Grand Hall du Palais du peuple à Pékin, toutes les attentions étaient rivées sur ce que M. Tanaka allait dire dans son discours qui devait ouvrir une nouvelle page dans les relations nippo-chinoises. À ce moment-là le chef du gouvernement nippon déclara solennellement son profond regret à l’égard de ce « passé malheureux » entre les deux pays où, dit-il, le Japon avait causé des meiwaku 迷惑 (« ennuis » ou « nuisances » en japonais) au peuple chinois.

 

L’emploi du terme 迷惑 par le Premier ministre japonais pour qualifier ce que son pays avait infligé au peuple chinois provoqua un grand émoi dans la salle de banquet parmi les participants chinois. La colère de la partie chinoise atteignit un tel point qu’elle envisagea même à un moment donné de rompre les tout derniers pourparlers en vue du rétablissement des relations diplomatiques entre les deux pays.

 

Il y avait de quoi ! Si la légèreté du sens du mot en japonais était déjà suffisamment insultante, elle l’était encore plus en chinois où ce même mot mihuo 迷惑 en chinois signifie une simple confusion ou un léger embarras.

 

Comble d’horreur, l’interprète de M. Tanaka ajouta de l’huile sur le feu en traduisant sur le champ ce meiwaku 迷惑 japonais en mafan 麻煩 qui signifie en chinois… «  dérangement ». Heureusement, la partie chinoise sut maîtriser sa colère et mettre de côté sa rancune au profit de la grande cause que constituait la normalisation des relations diplomatiques avec l’ancien ennemi devenu la deuxième économie mondiale, susceptible d’aider la Chine à sortir de son statut de paria de la communauté internationale de l’époque. Cela étant dit, les Chinois, toujours attachés à l’importance du sens des mots, n’étaient pas prêts à laisser repartir le Premier ministre japonais sans lui donner une leçon sur le poids et la gravité que pouvait revêtir un mot mal choisi.

 

A la veille de son départ de Pékin, M. Tanaka eut l’honneur d’être reçu par Mao Zedong, alors retiré des affaires d’État, dans le bureau privé de ce dernier. À la fin de l’entretien, le Grand timonier se saisit nonchalamment dans sa vaste bibliothèque d’un ouvrage ancien qu’il offrit au Premier ministre japonais. Il s’agissait des Élégies de Chu (楚辭 Chuci) datant de la période des Royaumes Combattants (IVème siècle av. J-C).

 

M. Tanaka, grand lecteur des classiques chinois, découvrit plus tard dans ce très ancien ouvrage un passage sur l’exacte signification du mot 迷惑. Il y était expliqué que celui-ci s’employait pour s’excuser quand on avait accidentellement éclaboussé la robe d’une femme... Une manière subtile de rappeler au Premier ministre japonais à quel point son « regret pour le passé malheureux entre les deux pays » manquait de poids.

 

Litige territorial : vous avez dit guoyouhua 国有化 (nationalisation) !?

 

Pendant les négociations de 1972 pour le rétablissement des relations diplomatiques entre la Chine et le Japon, un des dossiers épineux à régler était celui des îles Senkaku/Diaoyutai dont l’appartenance reste encore aujourd'hui disputée entre la Chine, Taïwan et le Japon.

 

Ces îles inhabitées, faisant partie de l’archipel Ryukyu (Okinawa), étaient sous administration américaine à la fin de la guerre du Pacifique. Lors de la restitution début 1972 d’Okinawa au Japon, les Américains ne restituèrent pas à Tokyo sa « souveraineté » pleine et entière, mais simplement son droit d’administrer les Senkaku/Diaoyutai à la suite d’un accord ambigu où la Chine n’était pas mentionnée. Cette ambiguïté juridique pèse encore de tout son poids dans le long contentieux avec la Chine qui réclame sa souveraineté sur ce groupe d’îles que le Japon considère comme faisant partie de son territoire.
Lors du rétablissement des relations diplomatiques sino-japonaises en 1972, la partie chinoise, soucieuse de privilégier une bonne entente avec la deuxième économie mondiale d’alors, proposa de mettre entre parenthèses ce litige territorial en attendant que les générations futures trouvent une solution. Excellents commerçants, les Chinois avaient jugé qu’il ne valait pas la peine de sacrifier la lucrative coopération économique en perspective avec le Japon pour un groupe de petites îles inhabitées.

 

Depuis quatre décennies, l’accord secret consistant à ne pas faire de vagues autour de la question de la souveraineté sur les Senkaku/Diaoyutai avait été respectée, Tokyo et Pékin ayant chacun interdit l’accès à ces îles à leurs citoyens (essentiellement des pêcheurs) et toujours traité dans la plus grande discrétion toute intrusion de pêcheurs chinois - somme toute fréquente - dans les eaux limitrophes de ces îles.

 

Cette paix fragile fut brisée en 2011 à la suite d’un changement de gouvernement à Tokyo. Le nouveau cabinet japonais, dans l’apparente ignorance de la clause secrète concernant ces îles, s’est mis à arrêter et inculper avec fanfare le premier pêcheur chinois qu’il a attrapé dans les eaux territoriales des Senkaku/Diaoyutai.

 

Surpris par la colère de la partie chinoise, qui y voyait une violation claire de l’accord entre les deux parties, Tokyo s’empressa par la suite de relâcher et de rapatrier le pêcheur chinois.

 

Trop tard ! Car la résonance donnée par les Japonais à cet incident enflamma les réactions nationalistes des deux pays. Face à la montée de fièvre de leurs opinions publiques, Tokyo et Pékin furent amenés à étaler au grand jour leur dispute territoriale, à nier l’existence d’un accord secret et à revendiquer avec vigueur chacun de leur côté leur souveraineté sur ces îles.

 

L’année suivante, ajoutant de l’huile sur le feu, Ishihara Shintaro, gouverneur de la capitale nippone et politicien ultra nationaliste, lança un projet de collecte de fonds destinée à racheter ces îles à leurs propriétaires privés japonais pour le compte de la préfecture de Tokyo.

 

Afin d’empêcher à tout prix ce projet qui ne manquerait pas d’aggraver la colère chinoise, le gouvernement japonais décida alors de kokuyū-ka suru 国有化する (nationaliser) le territoire en question.

 

C’est là que le contentieux territorial prend une tournure explosive. Du côté japonais, 国有化する ne signifiait que la prise de possession par l’État nippon d’un terrain privé, afin d’empêcher qu’il ne soit exploité par un ultra nationaliste déterminé à nuire aux relations nippo-chinoises. Donc, vu de Tokyo, une initiative somme toute fondée sur la bonne volonté. Or, du côté chinois, ce mot est interprété de façon complètement différente. Pour l’opinion chinoise, 国有化 signifiait que l’État nippon s’emparait d’un territoire appartenant à la Chine. Et donc, une nouvelle agression japonaise !

 

Depuis, sous la pression de son opinion publique en pleine effervescence patriotique, la Chine, qui n’est plus le pays pauvre de la communauté internationale de 1972, a durci le ton et laissé éclater des manifestations anti japonaises violentes sur son sol tout en multipliant des incursions (soigneusement limitées aux garde-côtes) dans les eaux territoriales des Senkaku/Diaoyutai au grand dam de Tokyo.

 

Aujourd’hui, en partie à cause de cette divergence d’interprétation du terme 国有化, les relations entre les deux pays sont à nouveau tendues. Comme quoi il faut savoir tourner sept fois sa langue dans sa bouche avant de parler.

 

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Né en 1947 à Taïwan, CHEN Yo-Jung a grandi au Vietnam et à Hong Kong. Il a fait ses études supérieures au Japon puis a servi pendant 23 années à l’ambassade de France à Tokyo en tant qu’attaché de presse et traducteur interprète. Naturalisé Français en 1981, Chen Yo-Jung est devenu en 1994 fonctionnaire titulaire du Quai d’Orsay. Il a servi en tant que consul adjoint/conseiller de presse dans plusieurs postes diplomatiques et consulaires français, dont à Tokyo, Los Angeles, San Francisco, Singapour et Pékin, avant de prendre sa retraite au Japon en 2012.

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