Défaite électorale historique du Parti Libéral-Démocrate au Japon

Par Yves Carmona

 

Oui, des  élections, même si en Occident on regarde ailleurs, viennent d’avoir lieu dans la 3ème puissance économique du monde. L’auteur de ces lignes, qui s’y rend de temps en temps, écrivait le 20 décembre 2023 : « Il (le précédent Premier ministre, M. Kishida Fumio) avait décidé, au moment où nous quittions l’archipel, de purger son parti, le PLD (Parti Libéral-Démocrate), de tous ses membres de haut niveau qui étaient soupçonnés de corruption ou de conflits d’intérêt (vaste programme !)» , et concluait : « Voyons si les prochaines élections générales (au plus tard janvier 2025) porteront au pouvoir un autre Japon, plus ouvert aux influences étrangères que sa majorité conservatrice ».

 

Eh bien, le programme de M. Kishida a échoué, la situation au sein du PLD a choqué nombre d’observateurs depuis un an jusqu’à ce que le Premier ministre, dont la popularité était gravement atteinte, annonce qu’il ne se représenterait pas à la présidence du PLD car il assumait la responsabilité des fautes qu’avaient commises les factions politiques au sein de son parti. Son maintien à la tête du gouvernement aura quand même été relativement durable, ses trois ans le mettant à cet égard au-dessus de la moyenne qui est de 2. Mais les Japonais sont-ils sensibles à la continuité de la politique menée ?

 

Comme partout, ce qui importe le plus, c’est l’économie, la démographie, les catastrophes naturelles (nombreuses dans ce pays), etc. Changer de Premier ministre n’est sans doute pas l’enjeu le plus essentiel.

 

D’autant que le peuple n’est que spectateur. Le système électoral est tel qu’un million de membres du PLD, soit moins de 1% de la population japonaise, ainsi que seulement 368 parlementaires, ont voté. Parmi les 9 prétendants, 3 seulement sont restés candidats au 1er tour, dont deux sont sortis et se sont affrontés au 2ème tour : M. Ishiba Shigeru - patronyme tellement peu fréquent que certains « experts » se trompent sur la personne - devenu le 102ème Premier ministre du Japon le 1er octobre 2024, à sa 5ème tentative depuis 2008 (il avait alors recueilli 154 voix et l’a enfin emporté avec 215 suffrages), et Mme Takaichi Sanae qu’une de mes lectrices japonaises dit 100 fois pire que Marine Le Pen … Eh bien, Mme Takaichi a failli gagner car au 1er tour de scrutin, elle faisait jeu égal avec M. Ishiba ; au 2ème tour c’est lui qui l’a emporté, le Japon attendra encore pour avoir une Première ministre -ce qui n’est jamais arrivé.

 

Mais au fait, pourquoi parler des élections au pluriel plutôt qu’au singulier ? Pour tous les observateurs, l’élection à la tête du PLD entraîne automatiquement nomination comme Premier ministre. Il y a pourtant une opposition dirigée par le Parti Démocrate Constitutionnel dont le Président, M. Noda Yoshihiko, ancien chef du gouvernement, âgé de 67 ans comme M. Ishiba, a été élu le 23 septembre dernier.

 

Ceci dit, le nouveau Premier ministre, qui n’a gardé que deux ministres du précédent gouvernement et a dû essuyer le refus de Mme Takaichi de faire partie de son équipe, va-t-il parvenir à régler les problèmes du Japon ?

 

Ces problèmes sont bien connus et certains d’eux sont communs à de nombreux pays. Distinguons, pour essayer d’être clairs, les questions intérieures et la diplomatie. Sur le plan intérieur, le premier sujet est de sortir le PLD de la pratique de l’argent dissimulé que favorisaient les factions régnant en son sein. Son nouveau président est censé y mettre fin, les 6 factions principales ont en principe été abolies mais chacun sait que la politique coûte cher dans ce pays comme dans d’autres, et qu’il faut donc réguler les mouvements financiers.

 

L’assassinat de l’ex Premier ministre Abe par un pourfendeur de la secte Moon qui voulait à cette dernière d’avoir ruiné sa famille par l’ensorcellement qu’il exerçait sur sa mère, a révélé l’influence que cette secte richissime exerçait sur bon nombre de dirigeants du PLD, si ce n’est sur Abe lui-même. Par ailleurs, la dette du Japon continue à s’accroitre, elle équivaut à 250% du PIB. Certes, cette dette est détenue à 90% par des Japonais ce qui facilite son service mais l’assouplissement quantitatif (Quantitative easing) risque d’atteindre ses limites, surtout si la Banque du Japon n’était plus « une filiale » du gouvernement comme le disait Abe. Or voilà que le nouveau Premier ministre conscient de son importance, rend une brève visite au Gouverneur de la Banque centrale, M. Ueda Kazuo et dit aux journalistes à la sortie que la Banque « devra bien un jour ou l’autre augmenter les taux d’intérêt » : panique sur les marchés, forte baisse du yen qui a fini depuis par remonter mais M. Ishiba, une fois de plus, a fait une déclaration malencontreuse ou mal comprise.

 

Il faut dire que les fluctuations boursières sont de plus en plus erratiques. Pendant longtemps, quand le taux d’intérêt montait, le cours des actions baissait et vice-versa ; aujourd’hui, ce n’est plus le cas et l’avenir est toujours moins prévisible, même avec une économie plutôt en bonne santé. Il est vrai que M. Ishiba n’est pas économiste, c’est Tanaka Kakuei, naguère condamné pour corruption au profit de Lockheed, qui a été son mentor et qui partageait avec lui la volonté de promouvoir les provinces reculées du « Japon de l’envers » : il est originaire de la ville historique et réputée de Tottori ce qui contribue à sa popularité ; il en est de même de sa passion des trains et des « ramen » (sorte de nouille japonaise) rien de sophistiqué donc et cela, mis en scène bien sûr, est censé créer de la proximité avec le simple citoyen. D’autre part, son plus haut titre de gloire a été celui de directeur de l’Agence de défense ; il lui en est resté une réputation de « faucon » et cela aussi plaît à beaucoup dans un Japon où le nationalisme se porte bien.

 

Pourtant, l’économie nippone est en fait de plus en plus tributaire de l’extérieur - et c’est là où l’économie rejoint la géopolitique - conformément aux habitudes de l’économie américaine mais de plus en plus de celles de la Chine qui, selon Citigroup, croîtrait à un rythme annuel de 4,7% (quand celle-ci connaissait par le passé des taux supérieurs à 10% par an). Or, la Chine, c’est maintenant son plus gros client. Si on y ajoute une relation structurellement mauvaise, les entreprises nippones s’efforcent de longue date de pratiquer le « China plus one » : diversifier production et investissement pour moins dépendre de Pékin. C’est ainsi que les pays d’Asie du Sud-est constituent naturellement le point d’appui de cette politique : Thaïlande, Indonésie et Malaisie accueillent déjà usines et investissements partant de l’archipel, mais en moindre quantité qu’avant la Covid et à la 4ème place derrière les États-Unis, la Chine et l’Union Européenne, non sans grincements de dents, certains experts déplorant que l’APD japonaise construise surtout des routes alors que les pays d’Asie du Sud-est souhaiteraient aboutir à des emplois plus qualifiés, grâce à des apports technologiques d’un plus haut niveau.

 

Dans une économie de plus en plus extravertie du fait de la mondialisation, on assiste avec surprise à des faillites d’entreprises séculaires qui n’ont pas su s’adapter à l’irruption de la concurrence ou qui se sont rendues coupables de graves défauts de fabrication, comme le fabricant d’airbags automobiles Takata qui affecte de nombreuses marques qu’il fournir de par le monde ; alors qu’à l’inverse Toyota reste le 1er producteur mondial d’automobiles. Cette dernière implante déjà ses usines un peu partout, y compris en France où elle s’agrandit et crée des emplois comme en Asie du Sud-est. Mais au Japon, s’appuyant sur le soutien financier de l’État, elle investit avec Sony dans la construction d’usines de puces électroniques pour alimenter ses véhicules. Tout en continuant à produire dans l’archipel notamment des véhicules électriques en coopération avec BYD (« Buy Your Dreams »), entreprise privée chinoise leader sur le marché mondial…

 

Dans l'immédiat, M. Ishiba a profité de sa participation à des sommets internationaux pour renforcer sa stature - la presse japonaise lui a accordé une large place.

 

Comme on le sait, ces réunions s’accompagnent de bilatérales, qui sont autant d’occasions de défendre discrètement les intérêts japonais dans tel ou tel pays. Cela vient après la proposition que M. Ishiba a avancée lors de la campagne électorale d’une « OTAN asiatique » dans laquelle le Japon aurait une part de responsabilités, accueillie fraîchement à Washington où on n’aime pas partager le pouvoir, surtout avec un vaincu de la Seconde Guerre mondiale. A Lima, la capitale du Pérou, il a rencontré, pour la première fois depuis son élection comme Premier ministre, le Président Xi Jinping le 15 novembre en marge du forum de l'APEC (Asia-Pacific Economic Cooperation). Ils se sont mis d'accord pour coopérer afin de répondre à leurs intérêts stratégiques. Il a indiqué sa préoccupation vis-à-vis des activités militaires de la Chine dans la région, et il a aussi recherché la mise en œuvre d'un engagement pris par Pékin de reprendre les importations de fruits de mer, interrompues à la suite du déversement d'eau radioactive de Fukushima dans l'Océan. M. Ishiba a également rencontré à cette occasion les présidents Biden et (Sud-Coréen) Yun Seok-Yeol. Ils ont conjointement critiqué le déploiement en Russie de soldats nord-coréens contre l'Ukraine et annoncé la création d'un secrétariat trilatéral pour formaliser leur relation de sécurité - avant l'arrivée à la Présidence de Donald Trump.

 

D'autre part, le sommet de l'APEC a adopté une déclaration réaffirmant son attachement à « un environnement favorisant un commerce et un investissement libres, ouverts, non-discriminatoires, transparents, inclusifs et prévisibles», allusion transparente aux projets annoncés par Donald Trump. M. Ishiba s'est ensuite rendu à Rio de Janeiro, du 14 au 21 novembre pour assister au sommet du G20. Sur le chemin du retour, il s'est rendu aux États-Unis pour y rencontrer le président élu Trump. L'accent ainsi est mis sur sa capacité à rivaliser avec les dirigeants de deux grandes puissances. Mais cela sera-t-il suffisant pour gagner les élections sénatoriales qui devraient avoir lieu en juillet 2025 et ont souvent bénéficié à l’opposition ? N'en doutons pas, Donald Trump au même titre que son prédécesseur, lui, démocrate, aura à cœur de maintenir le Japon dans une alliance de sécurité toujours plus étroite avec la Chine pour cible.

 

C’est à cela en particulier que sert la Quad, alliance informelle entre les États-Unis, l’Australie, l’Inde et le Japon pour contrer la menace militaire chinoise -concept lancé en 2007 par M. Abe quand il était Premier ministre.

 

Mais c’est surtout une croissance des dépenses militaires, alors que le Japon paie déjà une partie du coût des forces américaines qui y sont basées, qui retient l’attention. Le nouveau Premier ministre y est d’autant plus favorable qu’à la tête de l’Agence de défense, il a montré sa proximité avec le groupe de pression correspondant, qui n’est pas composé que de militaires mais aussi des industriels de défense. Donald Trump devrait donc être sur ce point satisfait…

 

Les Japonais se demandent comment une telle augmentation pourrait être financée alors qu’à tous les problèmes économiques et budgétaires déjà évoqués, il faut ajouter :

 

  • L’avenir des pensions de retraite compromis dans un des pays les plus âgés du monde : la population régresse depuis 2010 et le taux de fécondité est maintenant de 1,2 enfants par femme. Or la situation des femmes reste très défavorable. On ne compte que 2 femmes sur 20 ministres, encore moins que dans le précédent gouvernement et de manière générale, le statut de la femme japonais reste nettement moins bon que dans d’autres pays développés. Outre la question du coût de la vie de plus en plus cher, le Japon manque cruellement de crèches, de jardins d’enfants, etc. Beaucoup choisissent pour ces raisons de ne pas avoir d’enfant. Il n’est pas étonnant que dans ces conditions, les campagnes se vident et la population se concentre sur quelques grandes villes à forte densité, à commencer par la conurbation tokyoïte de 35 millions d’habitants, soit plus du quart de la population du pays…
  • Faute de main d’œuvre, la population immigrée, bien que beaucoup moins nombreuse que dans les autres pays développés, augmente inéluctablement, ce qui provoque des réactions d’inquiétude et de rejet dans une partie de la population bien connues.
  • Enfin, contraint d’importer encore plus d’énergie depuis la catastrophe nucléaire de Fukushima (11 mars 2011), le Japon est confronté à une hausse de son prix qui fait de son électricité l’une des plus chères parmi les pays industrialisés.

 

Le recours aux urnes.

 

Les scrutins sont fréquents au Japon depuis que le vainqueur américain lui a permis en 1946 une Constitution démocratique et des élections libres et mixtes en genre, ce qui n’était jamais arrivé auparavant. Depuis, ces élections se sont multipliées provoquant des changements fréquents de chef de gouvernement, seul Abe Shinzo l’ayant été aussi longtemps (8 ans et 9 mois), à deux reprises, 2006-2007 puis 2012-2020, toujours à la tête du Parti Libéral Démocrate (PLD). Après sa nomination à la tête du PLD, M. Ishiba a provoqué des élections législatives anticipées fixées au 27 octobre, dans l’idée de consolider son mandat. Si ces élections ont bien eu lieu à la date annoncée, le résultat n’a pas été celui qu’espérait M. Ishiba.

 

Le parti de M. Ishiba a subi une défaite cinglante en ne pouvant atteindre la majorité absolue, même avec le renfort habituel du parti Komei, mais il a réussi pour le moment à se maintenir au pouvoir avec un gouvernement minoritaire.

 

Pour cela, il lui a fallu à la fois :

 

  • amadouer le principal parti d'opposition, le Parti Démocrate Constitutionnel (PDC) dirigé par M. Noda Yoshihiko en lui promettant la présidence du puissant Comité budgétaire de la Chambre des représentants à l'ouverture de la prochaine session. Cela faisait trois décennies que la présidence de ce Comité était détenue par le PLD ;
  • et faire alliance avec un petit parti, le Parti Démocratique du Peuple » (PDP) mais il s'agirait pour le moment d'un soutien sans participation.

 

Ce 11 novembre, la Chambre des députés était réunie pour élire le futur Premier ministre. Au premier tour, aucun député n’a obtenu la majorité (233). Ce n’est qu’au second tour que M. Ishiba a été élu 103e Premier ministre du Japon en battant le même le chef du PDC (221 voix contre 156). Après avoir formé son gouvernement, le nouveau Premier ministre a été accrédité par l'Empereur le 11 novembre et a comme il est de coutume immédiatement prononcé un discours public.

 

Pourquoi les électeurs nippons ont-ils renversé le PLD ?

Les raisons sont nombreuses :

 

  • La corruption : le PLD a reçu un financement illicite (l’argent caché) auquel il a depuis des semaines affirmé vouloir mettre fin par une plus grande transparence, mais les électeurs l’ont d’autant moins cru que le siège central du parti a versé 20 Millions de yen à un candidat qui, pourtant, n’avait pas reçu localement l’investiture pour avoir bénéficié de financements illicites…
  • L’enjeu de « l’argent caché » est venu surdéterminer les autres raisons pour l’électorat nippon d’être exaspéré : Une inflation qui perdure alors que les salaires ne suivent pas ;
  • Des dépenses militaires en forte augmentation pour complaire aux Américains dont la posture de confrontation avec la Chine est loin de faire l’unanimité au Japon, beaucoup estimant l’équidistance, surtout en matière économique, bien plus appropriée aux intérêts de l’archipel qu’un conflit, en particulier à Taiwan.
  • Et plus généralement tous les problèmes auxquels est confronté le Japon, déjà abordés et dont la non-résolution nourrit le désintérêt des électeurs – la participation ce dimanche n’a pas dépassé 53%.

 

M. Ishiba a habilement réussi à se maintenir au pouvoir mais sa fragilité est patente et on commence à évoquer la possibilité de nouvelles élections au printemps 2025...

 

 

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Yves Carmona

Ancien élève de l’ENA et diplomate, Yves Carmona a passé la plus grande partie de sa carrière en Asie : conseiller des Affaires étrangères au Japon à deux reprises, premier conseiller à Singapour et ambassadeur au Laos puis au Népal (2012-2018). Dans ces postes comme dans ceux qu’il a occupés à Paris, il a concentré, y compris comme étudiant en japonais, son attention sur l’évolution très rapide des pays d’Asie et de leurs relations avec la France et l’Europe. Désormais retraité, il s’attache à mettre son expérience à disposition de ceux et celles à qui elle peut être utile.

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