Entretien Nouveaux Regards avec Antoine Tesnière (YL France-Chine 2016)

Propos recueillis par Jean-Raphaël Peytregnet

 

Jean-Raphaël Peytregnet : Vous êtes à l’origine de ce remarquable projet qu’est PariSanté Campus.[1] Depuis le démarrage de votre projet, est-ce qu’il y a des inventions qui sont sorties de ce berceau du numérique en santé de demain, au cœur de la recherche et de l’innovation du numérique de la santé en France ?

 

Antoine Tesnière : Depuis la création de PariSanté Campus, nous avons accueilli au total une centaine de startups innovantes consacrées au développement de nouveaux produits dans le domaine de la santé numérique. Sur le plan de la recherche, les activités de nos instituts ont donné lieu à de nombreuses publications scientifiques et débouché sur de nouvelles inventions très prometteuses. Cette dynamique a été considérablement renforcée par les importants programmes de financement mis en place par l’État, spécifiquement dédiés à la recherche dans les secteurs du numérique et de la santé.Ces investissements ont joué un rôle crucial dans l’accélération de notre écosystème d'innovation et de production scientifique.

 

Pourriez-vous en citer quelques-unes ?

 

De nombreux laboratoires présents sur PariSanté Campus se consacrent à des travaux dans le domaine de l’intelligence artificielle, notamment à la création de librairies de langage (LLM) spécifiquement adaptées aux besoins de la santé. Parmi les projets remarquables, nous avons également un institut qui travaille sur l’imagerie et qui produit des outils via l’utilisation d’ondes ultrasonores qui pourront être utilisées pour stimuler le cerveau et traiter la dépression ou bien etre dirigées sur des valves cardiaques rigidifiées pour les rendre plus souples, ouvrant ainsi le champ des possibles pour ces applications. Du côté des startups, certaines ont développé des solutions technologiques accessibles via smartphone permettant de mesurer à distance des paramètres physiologiques tels que la fréquence cardiaque ou le rythme respiratoire, ou des algorithmes permettant d’utiliser des quantités tres. Ces exemples illustrent la plus-value de PariSanté Campus, qui offre aux entrepreneurs, les outils et les moyens pour accélérer le développement de projets novateurs, souvent plus rapidement que dans d’autres environnements.

 

Notre rôle est précisément de celui d’un catalyseur, en créant un écosystème qui favorise l’émergence et l’accélération de ces projets. Cette dynamique nous pousse également à analyser comment d’autres régions du monde appréhendent l’accès et le développement des innovations, comme en Inde ou dans certains pays asiatiques où les environnements d’innovation et de règlementation sont assez différents de celui de la France ou de l’Union Européenne.

 

Dans ces domaines de l’innovation en matière de numérique et d’intelligence artificielle, des synergies entre ces trois principaux pôles que sont les États-Unis, l’Union Européenne et les pays d’Asie sont-elles envisageables ?

 

Notre stratégie internationale vise à établir des collaborations dans diverses régions, tout en tenant compte des enjeux spécifiques liés à la souveraineté des données. Notre approche vise à explorer toutes les zones et nous discutons avec tout le monde. L’objectif est d’identifier les partenariats potentiels et les opportunités de partage de connaissance. Il y a un enjeu spécifique, notamment vis-à-vis des données de santé, qui constituent un enjeu de souveraineté. Nous faisons face à des contraintes particulières, notamment vis-à-vis des acteurs hors Union Européenne et des grands acteurs de la tech, dont l'approche sur le traitement des données peut différer significativement de celle de l'Europe. L'Inde et la Chine présentent des modèles distincts de développement numérique en santé qu’il est toujours intéressant d’analyser et de comprendre.. D’une part l’Inde démontre une grande agilité dans le domaine numérique, illustrée par la création d'une carte d'identité numérique pour tous ses citoyens. Cette initiative inscrite dans la stratégie plus large de numérisation de l'État indien montre très bien la capacité de ce pays à répondre à des défis avec beaucoup d’agilité. La santé en fait partie.

 

La Chine présente un stade de développement différent, avec des données démographiques et de santé spécifiques. Les enjeux de niveau de développement global et de sujets à adresser au système de santé sont un peu différents. Le pays dispose d'énormes centres de santé très structurés dans les grandes villes, comme l'hôpital de Guangzhou, dont la taille équivaut à l'ensemble des 35 hôpitaux de l'APHP, c’est assez impressionnant. Dans les grandes villes, on trouve des systèmes de santé qui sont assez bien organisés. Les responsables se posent la question comme en Inde de l’accès au soin dans les zones rurales, ce qui représente un défi pour à peu près tous les pays du monde d’ailleurs. Et cela avec un sujet très particulier qui est l'absence de système de protection sociale comparable à celui de la France, soulevant ainsi des questions d'accessibilité financière aux soins.

 

Sur le numérique et l’IA, la Chine est parmi les grandes nations en termes de volume de publications scientifiques sur le sujet. Elle rivalise avec les États-Unis pas seulement en termes de quantité mais de qualité. La Chine a une longueur d’avance plus importante par rapport à l’Inde dans ce domaine, avec une intégration très forte du numérique. Un aspect crucial de l'évolution du numérique en santé concerne la gestion des données personnelles. On trouve-là des conceptions qui sont très différentes en Europe et en Asie, notamment sur la perception de la propriété des données et de l’enjeu de ces dernières au service du bien individuel ou du bien commun. En Chine et en Inde, le partage des données personnelles pour le bénéfice de la société est généralement bien accepté, contrairement à l'Europe où la protection des données personnelles est strictement réglementée par le RGPD. C’est face à ce constat que l’approche européenne d’encadrement et de régulation de la gestion des données personnelles par le RGPD se justifie, notamment dans le domaine de la santé.

 

En Inde, par exemple, une loi a été adoptée en 2023, le Digital Personal Data Protection Act, pour encadrer l’utilisation de ces données personnelles de la population. Cette loi n’a néanmoins pas encore été mise en application. Sur les sujets touchant à l’innovation et aussi à des collaborations potentielles entre la France et l’Asie, la Chine a acquis une expérience et maintenant une expertise en y consacrant beaucoup d’efforts, sur plusieurs générations, dans la production de résultats scientifiques, que cela soit dans le domaine de la biologie, ou de la génétique. Par ailleurs, l’Inde dispose d’une force de frappe industrielle, notamment dans le domaine de la santé, qui est immense.

 

L’inde concentre aujourd’hui les plus grands sites de production mondiale de médicaments, et agrège également des grands acteurs des équipements médicaux et de biotechnologies. J’ai pu m’en rendre compte par moi-même en me rendant récemment à Bangalore et à Hyderabad, qui sont en train de devenir des places fortes sur ces sujets d’innovation et de production de produits de santé. Sur la conception des enjeux individuels et sociétaux, les phénomènes de régulation sont beaucoup moins importants. Et ce qui est vrai dans le traitement des données l’est également pour les questions d’accès aux marchés pour les médicaments.

 

Cela explique que les Indiens ont une agilité de développement importante, à la fois dans la conception des études cliniques qui est une des spécificités à prendre en compte quand vous devez tester un médicament, mais aussi dans les règles d’accès au marché, et l’internationalisation de ces produits-là. Cela entraîne des défis pour l’Europe pour maintenir sa compétitivité tout en préservant des cadres de qualité, de sécurité, de règlementations et puis aussi de financement qui sont en l’état actuel très différents.

 

Avez-vous des projets concrets avec ces pays d’Asie ?

 

Oui. Lors de mon récent voyage en Inde, je suis allé à la rencontre de différents centres d’innovation pour voir les liens qui seraient possibles de mettre en place. J’ai visité des hôpitaux ayant numérisé leurs outils et leurs organisations, des centres d’innovation soutenant la recherche et les startups, ainsi que des incubateurs comme T-Hub à Hyderabad, l’équivalent indien de Station F. Ces initiatives, à l’échelle gigantesque de l’Inde, offrent un potentiel immense.

 

Ma mission est d’étudier les potentielles opportunités de collaboration avec ces acteurs à différentes échelles et à différents niveaux. Nous souhaitons également donner aux startups un accès privilégié au marché indien si elles le souhaitent et, de la même façon, accueillir des startups indiennes qui souhaiteraient venir se développer ou acquérir de l’expertise en France. Nous avons également l’opportunité de travailler directement avec les hôpitaux afin d’ouvrir des cycles d’évaluation pour certaines de nos startups et réfléchir ensuite dans la conception, stratégie et organisation, en lien avec la digitalisation de nos systèmes de santé. Par exemple, le déploiement généralisé de la télémédecine en France ou en Inde. Le développement de ces nouvelles technologies et les outils en mobilité font partie des domaines sur lesquels nous avons commencé à discuter et qui, pour certains d’entre eux, vont se concrétiser assez rapidement, notamment autour de l’intelligence artificielle avec cette année le Sommet organisé en France et co-présidé avec l’Inde pour l’Action sur l’IA.

 

Vous nous parlez de la Chine et de l’Inde mais y-a-t-il d’autres pays d’Asie qui sont aussi remarquables dans ces domaines ?

 

Oui, ils ont tous leurs spécificités. Par exemple, la Corée du Sud et le Taïwan sont particulièrement remarquables dans le numérique et l’intelligence artificielle. La Corée du sud avec Samsung, qui ne se limite bien evidemment pas à la fabrication de téléphones : l’entreprise est investie fortement dans la santé, avec ses propres hôpitaux, des systèmes de santé intégrés, des échographes, et des solutions numériques complètes allant des outils experts aux applications mobiles. Taïwan, bien que plus petite en échelle, est extrêmement dynamique et innovante dans ces domaines. Avec le Japon, la situation est un peu différente. Nous avons des collaborations avec ce pays qui partage des défis et des ambitions similaires à ceux de la France, notamment liés au vieillissement de la population et à la numérisation des systèmes de santé.

 

Et qu’en est-il des startups que vous rassemblez sur votre campus ?

 

Elles sont actuellement au nombre de 80, et nous serons en mesures de multiplier par deux nos capacités d’accueil après notre installation dans l’ex hôpital du Val de Grâce, à l’horizon 2030.

 

Est-ce que vous prévoyez à terme d’accueillir sur votre campus des startups étrangères, d’Asie ?

 

Nous accueillons déjà des startups internationales présentes sur notre espace PariSanté Campus. Ce sont surtout des startups européennes, du fait aussi que notre projet est relativement récent. Ma mission lors de mes déplacements à l’étranger est d’une part de faire connaître notre initiative afin que PariSanté Campus devienne un terrain d’accueil de startups étrangères, mais aussi de trouver des capitaux en présentant PariSanté Campus aux fonds d’investissement et aux des acteurs stratégiques de chaque domaine.

 

En Inde, j’ai rencontré le gouvernement de l’État de Telangana, dont la capitale Hyderabad, s’intéresse beaucoup à l’approche de la France pour déployer sa stratégie de modernisation des systèmes de santé. De la même façon, l’année dernière lorsque je me suis rendu à Delhi, j’avais rencontré le groupe de réflexion Niti Aayog qui est un très grand programme d’innovations, un peu équivalent à notre plan d’investissement d’avenir France 2030, dont la santé fait évidemment partie. Enfin, nous avons recu cette semaine une délégation du Ministere de la Santé Indien qui souhaitait découvrir PariSanté Campus en amont du sommet mondial de l’IA.

 

Cela appelle des investissements lourds pour voir aboutir ces projets que vous avez à l’esprit, du côté français comme indien ?

 

Ce qui est intéressant c’est que la collaboration est accompagnée côté français comme indien. Il y a une réelle volonté de développer des coopérations dans le domaine de la santé. C’est très important pour nous parce que les soutiens tant politiques que financiers permettent de catalyser des volontés de collaboration tournées vers des enjeux communs. Côté indien comme français, je constate une réelle ouverture et volonté d’aboutir.

 

Vous avez joué dans vos fonctions précédentes un rôle important dans la gestion de la pandémie du Covid.

 

Nous avons à cet effet beaucoup échangé avec l’Asie. A la fois sur les enjeux scientifiques, mais aussi avec des actions diplomatiques, comme l’envoi de matériel en Chine mais aussi en Inde, au moment ou ces pays en avait besoin. Nous avons également beaucoup analysé les stratégies de mesures de gestion de l’épidémie des pays d’Asie.

 

Est-ce que c’est cette expérience assez réussie d’ailleurs dans la gestion du Covid, en tout cas pour ce qui concerne la France et l’Union Européenne par rapport à la Chine qui a peut-être moins bien géré cet épisode, est-ce que c’est l’expérience qui vous a amené à aller plus avant dans ce projet de numérisation et d’IA en matière de santé ?

 

Toute la dynamique de transformation numérique a été accélérée avant le Covid, notamment par une une stratégie gouvernementale portée en 2017 dans le cadre du plan Ma santé 2022, auquel j’avais participé. Avec le Covid, nous avions les outils qui nous ont permis d’accélérer notre réponse à la pandémie. PariSanté Campus faisait partie d’une stratégie qui existait avant le Covid et qui à la suite de celui-ci a nourri et illustré la volonté de l’État français de renforcer son action pour l’innovation en santé. L’action que nous avons eu à l’échelle internationale a été déterminante sur le plan diplomatique, notamment s’agissant de la Chine et de l’Inde, avec les échanges que nous avons eu à ce moment-là sur les équipements médicaux. La santé est devenue à la fois un élément de relations diplomatiques et de stratégies internationales.

 

Cela implique aussi des questions de souveraineté ?

 

Il y a en effet des enjeux importants de souveraineté dans les collaborations internationales autour de l’innovation en santé, que ce soit notamment autour de la gestion des données, ou sur les questions de propriété intellectuelle. Sur ce sujet, la France et l’Europe disposent des éléments pour pouvoir engager des collaborations internationales équilibrées, qui préservent les intérêts des acteurs de la santé notamment.

 

 

 

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Pr Antoine Tesnière

Antoine Tesnière est professeur de médecine, enseignant chercheur et entrepreneur français, spécialiste de la gestion des situations de crise et des politiques publiques d’innovation en santé.

 

Professeur de médecine spécialisé en anesthésie réanimation, à l’Hôpital européen Georges Pompidou, Antoine Tesnière est très investi dans les enjeux de recherche et de formation, sujets sur lesquels il possède une expertise reconnue sur le plan international. Il a été successivement Président du conseil de pédagogie de la faculté de médecine de Paris Descartes et vice-Président de l’université de Paris. Animé de longue date par un intérêt marqué pour l’innovation, l’entrepreneuriat et le numérique, il a cofondé et dirigé iLumens, premier département innovant de simulation en santé développé en France, au sein de l’université de Paris. À partir de 2016, en parallèle de ses activités hospitalo universitaires, il s’est engagé dans les politiques publiques. D’abord conseiller santé et scientifique au ministère de l’Enseignement supérieur et de la Recherche, il a ensuite rejoint dès mars 2020 le cabinet du ministre de la Santé et a également été nommé directeur adjoint du centre interministériel de crise auprès du Premier ministre afin de coordonner la lutte contre le Covid-19. En avril 2021, il a été nommé directeur de PariSanté Campus sur proposition conjointe des ministres de l’Enseignement supérieur, de la Recherche et de l’Innovation, et des Solidarités et de la Santé. Plus récemment, il a fondé la French Care avec BPIFrance, dans l’objectif de rassembler l’ensemble des acteurs de la Santé, faciliter les synergies et accélérer l’innovation pour améliorer le système de santé.

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