Entretien Nouveaux Regards avec Catherine Capdeville-Zeng

Du rock au « tangping », la jeunesse chinoise face aux mutations sociales.

 

Jean-Raphaël Peytregnet : Vous avez réalisé dans le cadre de votre doctorat de 3ème cycle une enquête de terrain en Chine, au tout début des années 90, qui portait sur l'étude du phénomène de l'apparition et de la structuration de la musique rock en Chine. Pourquoi vous être intéressée à ce sujet en particulier précisément à cette période ?

 

Catherine Capdeville-Zeng : Je suis arrivée comme étudiante en Chine en 1982, et y suis restée jusqu'en 1989. J’habitais à Pékin et quand j’ai voulu me spécialiser en anthropologie sociale, j’ai cherché un sujet qui soit réalisable compte tenu du contexte socio-politique qui régnait à l’époque. Il se trouve qu’il existait à ce moment-là à Pékin des groupes chinois de musique rock, un style musical pour lequel j’éprouvais personnellement de l’intérêt, et ce milieu était assez ouvert pour y mener une enquête de terrain approfondie. Mais encore, l’apparition de cette musique en Chine m’apparaissait intéressante pour essayer de comprendre les mutations de la société chinoise à ce moment-là.

 

Pour quelles raisons la jeunesse chinoise à cette époque s’est-elle approprié cette forme d'expression musicale venue des pays occidentaux ? 

 

Il faut se replacer dans le contexte de la Chine de l’époque qui sortait à peine des dix années de chaos qu’avait entraîné la Révolution culturelle de 1966 à 1976. Deux années après, le nouveau dirigeant de la Chine, Deng Xiaoping, engageait une politique de réformes et d'ouverture. On assiste alors à une période d'effervescence où s’exprime une aspiration extrêmement forte de la jeunesse chinoise à plus de liberté, à connaître tout ce qui venait de l’étranger, après plus de trente années de « fermeture ». C'est dans un tel contexte que surgit en Chine la musique rock.

 

Des groupes se sont alors formés avec l’idée de créer une nouvelle forme de musique, de devenir autonomes en organisant des concerts et en vivant des recettes commerciales que ceux-ci leur procuraient. C’est en 1986 que commence à se produire sur scène Cui Jian qui deviendra par la suite une célébrité avec son groupe. Il y avait à l’époque une quinzaine de groupes musicaux qui se partageaient la scène.

 

En vous lisant, on comprend que le rock chinois s'est distingué de son cousin occidental en intégrant des éléments de la culture et de la pensée chinoises pour former deux formes de groupes distincts. L’un  « impérial » inspiré de la tradition légiste, l'autre « holiste » s'opposant au premier, et se reconnaissant dans la tradition confucéenne. C’est une analyse intéressante. Pouvez-vous l'expliquer à nos lecteurs qui ne sont pas nécessairement au fait de la culture et de la pensée chinoises ?

 

Ces groupes ont en effet adapté cette nouvelle forme musicale venant de l’Occident à la culture chinoise, ayant eux-mêmes pratiqués auparavant des instruments traditionnels chinois, comme par exemple la flûte traversière en bambou dizi, le suona, une sorte de hautbois, différentes percussions chinoises ou encore la cithare guzheng , etc.

 

Dans mon travail de recherche, j’ai été amenée à élaborer des catégories, de nouveaux concepts à partir de mes observations et de mes rencontres avec ces musiciens sur un laps de temps assez long. J'ai constaté qu’ils opposaient dans leurs discours deux formes principales et distinctes de groupes d’une manière assez frontale dans la façon de produire et d’interpréter leurs chansons. D’où ces deux catégories, le chanteur Cui Jian étant celui qui était à cette époque mais aussi encore aujourd’hui le plus respecté, y compris au sein de son groupe. Il était considéré un peu comme un empereur.

 

Cette description est peut-être un peu forte mais il y avait un peu de cela. Il avait une grande aura, qui perdure encore aujourd’hui. En conduisant mes recherches, j’ai essayé de réfléchir sur les structures de ces groupes en les rattachant aux grands courants de la pensée chinoise, selon la façon dont ils s’exprimaient sur scène et dans leurs interprétations.

 

La deuxième forme de groupe était appelée par les musiciens par l’adjectif chinois zhengti, désignant un corps social très communautaire, que j’ai traduit par « holiste » ; cette forme de groupe s’appuie plutôt sur la tradition confucéenne largement inclusive mais toujours fortement hiérarchisée.

 

Vous exprimez plus loin l'idée selon laquelle la jeunesse se serait ensuite détournée du rock qu’incarnait une star comme le chanteur Cui Jian, pour accorder sa préférence à des chansons de variétés plus douces à l'oreille et surtout apolitiques. Cela procède-t-il des transformations des mentalités dans une Chine triomphante sur le plan de sa puissance économique, et devenue de la sorte moins revendicative sur le plan des aspirations démocratiques qu’exprimaient cette jeunesse à l’époque où vous conduisiez vos recherches vous menant à ce doctorat ?

 

Il faut se rappeler le coup d’arrêt brutal porté en 1989 par le régime à la jeunesse chinoise qui aspirait à plus de liberté et de démocratie. Les années qui avaient précédé ce mouvement de protestation étaient relativement « libres ». Ensuite le contrôle politique sur la population s'est beaucoup resserré, les groupes de musique rock ont eux aussi été contrôlés, en se voyant frapper d’interdictions, de censure. On n’a ensuite plus vraiment entendu publiquement de musique rock à un tel niveau, puis peu à peu dans les années 2000 sont apparus de nouveaux styles de musiques populaires inspirés de ce qu’on entendait à l'étranger, le punk, le disco, le rap qui est aujourd'hui très en vogue. Mais toutes ces musiques restent extrêmement contrôlées par le pouvoir. La musique rock existe toujours mais de manière plus discrète.

 

Il me semble que le rock était une manière pour la jeunesse, tout au moins en Occident, d’exprimer une sorte de révolte contre la société ?

 

Pour ce qui concerne la Chine, je n’emploierais pas le mot « révolte ». Les médias occidentaux ont vu chez elle l’expression d’une dissidence. C'est un terme que j'ai toujours rejeté. La jeunesse chinoise a tout de même profité des réformes qui étaient mises en place et n’ont jamais exprimé de demandes politiques.

 

Mais il est aussi vrai que ces jeunes avaient des idées précises. Les paroles de leurs chansons pouvaient être extrêmement fortes, exprimant un désir de liberté, d'exister. Tout simplement un désir d'être soi-même. Leurs chansons n’avaient pas de tonalité politique directe, à part peut-être « un morceau de tissu rouge » interprété par Cui Jian. Elles exprimaient plutôt un problème existentiel, comme sa chanson la plus connue « yi wu suo you » (je ne possède rien).

 

Est-ce comparable au mouvement existentialiste en Europe, avec les groupes musicaux qui jouaient à Saint-Germain-des-Prés ?

 

Je ne pense pas qu’ils en aient eu une connaissance très approfondie. Après la fin de la Révolution culturelle en 1976, il y avait chez eux ce souhait extrêmement fort de tenter d'être dorénavant maître de leur destin, de se construire, de se développer par eux-mêmes sans qu’on leur dicte une conduite à tenir, comme cela est le cas dans une société communiste. Il y a certainement des similitudes avec ce qui s’est produit en Occident, quand une société en se développant s'ouvre tout d'un coup, forcément des idées nouvelles apparaissent ainsi que des désirs nouveaux.

 

Que traduit aujourd’hui chez les jeunes chinois ce mouvement appelé « tangping » (rester couché) ? Que veulent-ils exprimer à travers cette posture ? 

 

C’est l’expression d’un mal être. On parle beaucoup en Occident de la puissance économique de la Chine. C’est oublier que la société chinoise connaît pourtant d’énormes problèmes sociaux. Beaucoup de jeunes se sentent entravés dans cette société où il n’est pas permis de s'exprimer librement ni de faire avancer les choses. Cette posture chez eux est une sorte de cri de désespoir, un signe d'abandon, de mise en retrait par rapport à la société, un refus du mariage comme d'avoir des enfants, un refus de consommer à outrance, de travailler 15 heures par jour…

 

Existe-t-il aujourd’hui en Chine une génération Z, comme celle-ci s’est exprimée récemment parfois de façon violente dans plusieurs pays d’Asie du Sud et du Sud-Est ?

 

C'est absolument impossible sous le régime politique chinois actuel. Mais les jeunes disposent d'autres moyens pour s’exprimer, par exemple il y a des films qui sont extrêmement bien faits par des jeunes cinéastes chinois. Il y a quand même des choses qui arrivent à être publiées, et des initiatives comme des jeunes urbains qui vont essayer d'aller vivre à la campagne, par exemple. Si le gouvernement garde un contrôle étroit sur la jeunesse, il demeure quand même une vitalité intacte chez beaucoup de jeunes. La Chine est un pays de tous les extrêmes.

 

La sinologue et l’anthropologue que vous êtes s’est beaucoup intéressée à Fei Xiaotong (1910-2005), considéré comme l’un des fondateurs de la sociologie et de l’anthropologie chinoises. L’homme est peu connu en Occident. Pouvez-vous nous parler de son approche et de l’influence qu’il a pu exercer en Chine comme en Occident ? 

 

Fei Xiaotong fait partie de la première génération des sociologues et anthropologues chinois qui ont commencé à se former dans les années 1920-30-40, donc avant le changement de régime intervenu en Chine en 1949. Ceux de sa génération ont été formés principalement à l’école anglo-saxonne. Beaucoup d'étudiants chinois sont allés étudier à l'étranger à ce moment-là, aux États-Unis notamment. Le choix de Fei Xiaotong s’est porté sur l’Angleterre où il a étudié auprès du grand anthropologue de l'époque, Bronislaw Malinowski.

 

Au cours de sa carrière, il a produit plusieurs ouvrages extrêmement importants dont celui que j'ai fait traduire et publier aux Presses de l’Inalco, Aux racines de la société chinoise. Il s’agit d’un ouvrage théorique qui essaie de poser les bases du fonctionnement de la société chinoise, de décrire ses structures sociales. Il voyait bien l’état de déliquescence de la société à cette époque et a donc essayé de réfléchir aux moyens d’y remédier. C’était un réformateur, mais non un révolutionnaire.

 

Au moment de la « Libération » en 1949, il a pourtant choisi de rester en Chine quand d’autres se sont exilés à l’étranger. Il a alors été intégré comme de nombreux intellectuels de son époque dans des unités de travail réorganisées et dirigées par le Parti. Puis, dans les années 1950, les sciences humaines ont été considérées comme « bourgeoises » et bannies des universités. De nombreux spécialistes ont alors été missionnés pour étudier la situation des peuples minoritaires dans les confins de la Chine. Fei Xiaotong n’était pas communiste.

 

Lors du « mouvement des cent fleurs » en 1957, il a exprimé publiquement des critiques sévères sur les premières années de l’exercice du pouvoir par le gouvernement, ce qui lui a valu ensuite d’être taxé de « droitiste », déchu de toutes ses fonctions, et régulièrement critiqué et attaqué en public. Il n’a été réhabilité qu’avec les Réformes, après la fin 1978.

 

Si vous vous rendez à l'Université de Pékin dans le département de sociologie, vous y trouverez une stèle commémorative à son nom. Il est considéré en Chine comme l’un des premiers et des plus grands anthropologues de son pays. C’est en effet l’un des plus célèbres, ses ouvrages ont vraiment eu une influence importante dans la compréhension des structures de la société chinoise. Il a aussi beaucoup collaboré avec le gouvernement dans la mise en place des nouvelles réformes dans le monde rural, avec l’abandon des communes populaires et l’amélioration des conditions de vie du monde paysan dans les années 1980.

 

Dans vos travaux de recherche sur cet érudit, vous racontez les difficultés que vous avez -vous-même rencontrées pour publier celui qui fut donc en son temps un activiste social de renom dans son pays. Ces difficultés tenaient, si j'ai bien compris, au fait qu'une certaine censure venant de Chine s’est exercée sur la présentation que vous souhaitiez faire des travaux de Fei Xiaotong dans leur traduction en langue française. 

 

Je me suis rendue compte que si on voulait publier ce livre en français, il fallait absolument une préface pour introduire l'auteur et sa biographie, le contexte, etc. Sans celle-ci il me semblait difficile pour des lecteurs non sinologues de comprendre sa pensée profonde. Je me suis heurtée dans la rédaction de cette préface aux collaborateurs chinois de ce projet, et notamment à la maison d'édition chinoise qui disposait des droits d'auteur, tous jugeant inappropriées certaines phrases que j'avais écrites.

 

Ce livre avait été déjà traduit en 1992 par des collègues américains, mais ceux-là n’avaient pas bien restitué en anglais les deux concepts principaux de son œuvre, rendant ainsi ceux-ci incompréhensible. Il était certes lu dans cette version, mais seulement par un petit cercle de lecteurs. C’est pour cela que j’ai désiré le traduire en français, en expliquant bien ces notions pour les faire connaître, au-delà du seul cercle des sinologues, au grand public.

 

Ce penseur chinois explique dans son ouvrage que la société chinoise est une société de relations, de statuts, où l’égalité n’existe pas, où jamais une personne ne peut être l’égale de l'autre. Il y a le poids familial, le poids des coutumes, etc. Il me semble que l'Occident aurait moins commis d’erreur d’appréciation si ses acteurs politiques ou commerciaux avaient été mieux au fait de la façon dont fonctionne la société chinoise, et ils auraient peut-être moins conçu d’espoirs sur son évolution à venir vers une démocratisation rapide induite par le développement économique.

 

Quelles sont ces notions qu’explique Fei Xiaotong dans son œuvre ? 

 

Il oppose en quelque sorte l'Occident qui serait « individualiste » et la structure chinoise qui serait, elle, fondée sur « la distinction des statuts ». Une structure donc très fortement hiérarchisée.

 

Dans son ouvrage Aux racines de la société chinoise, Fei Xiaotong établit, si je vous ai bien lue, une comparaison entre les modèles occidentaux et chinois. Au modèle « collectif » occidental, il oppose un modèle chinois de « l'ordre des distinctions de statuts ». Il oppose encore une forme d'égocentrisme existant en Chine sur le plan individuel et des groupes sociaux (famille, État) à l’individualisme occidental où seraient promues les valeurs d’égalité, d’autonomie et le principe d’universalité incarné dans le christianisme et l'appareil judiciaire garant de la protection des droits. Cette analyse reste-t-elle pertinente dans nos sociétés aussi bien chinoises qu’occidentales dans les évolutions qu’elles ont connues depuis ?

 

Oui, en Chine, le statut reste absolument essentiel. Cela dit, il a changé un peu de contenu puisqu’aujourd'hui la richesse, le niveau économique, financier, sont devenus primordiaux. Cela vient en totale contradiction avec par exemple les lettrés d'autrefois qui s'adonnaient à l'étude pour s'ouvrir l'esprit dans une recherche de la connaissance et pour lesquels l’atteinte à un niveau financier élevé n’était pas premier. La structure sociale chinoise est fondée sur cette hiérarchie de statut, mais il y a quand même des voix différentes qui pouvaient aussi se manifester.

 

On peut les trouver dans certaines pratiques par exemple du taoïsme ou du bouddhisme. Il y a aussi des pratiques que certains sinologues ont appelé « égalitaires », par exemple les rotations de postes dans les associations, où chacun va tour à tour en prendre la direction.

 

Cette structure sociale est donc plus ou moins rigide, et peut être assouplie en fonction de certaines circonstances. La révolution communiste a voulu changer cet état de fait mais elle s'est heurtée au poids des traditions, des valeurs, des idées. Les classes sociales existent toujours, de manière différente bien sûr par rapport à autrefois. Être cadre du Parti communiste, c'est exercer une forme de pouvoir sur les autres.

 

On est toujours là en présence d’une société très hiérarchisée. Toutes les sociétés au fond se doivent d’être hiérarchisées peu ou prou, la question est de savoir quels sont les degrés de souplesse qu'il peut y avoir ou pas. À mes yeux, la société chinoise actuelle est encore plus hiérarchisée que celle d’autrefois, car il n’y a aucune voie de sortie autre que celle proposée par le Parti, si l’on veut participer à la vie sociale. Alors, la seule solution est par exemple de rester couché, « tangping », c’est-à-dire de n’avoir aucune activité publique. C’est se retirer du monde, un peu comme les ermites taoïstes des temps passés.

 

D'une certaine manière, il n'est pas non plus possible que ce soit pour la Chine ou pour d'autres pays de faire complètement table rase du passé, surtout lorsqu’il s’agit d’une société ancienne assise sur une longue tradition lettrée pour le pays qui nous intéresse ?

 

Il y a quand même des évolutions bien évidemment. Une question sur laquelle je travaille c'est d'essayer de comprendre si le poids des ancêtres est toujours présent. Le culte des ancêtres est un aspect extrêmement important de la structure sociale d’avant 1949, non seulement au niveau des systèmes de parenté, mais aussi des systèmes religieux.

 

Cependant aujourd’hui, il n’y a plus un culte des ancêtres tel que les Chinois le concevaient auparavant. Quand vous entrez dans un appartement dans une ville en Chine, vous n’y trouvez plus d'autel des ancêtres. Bien sûr, il y a sans doute la photo du grand-père défunt mais est-ce que c'est la même chose que l'ancien culte des ancêtres ? Autrefois, il existait en outre des grands cultes collectifs, des grandes réunions de lignages qui ont complètement disparu dans les villes, et aussi dans de nombreuses campagnes.

 

Comme l’enregistrement des membres de la famille sur un registre généalogique (jiapu) déposé dans le temple des ancêtres du village natal de la parenté paternelle ?

 

Oui, bien sûr. De même s’agissant du rang de succession (chuanzibei) ou nom de génération qui était jadis indiqué par un sinogramme placé immédiatement après le patronyme. Ce nom de génération indiquait à tous la façon de se comporter vis-à-vis des anciens et des jeunes, la hiérarchie de statut de parenté était fondée en grande partie sur cet élément.

 

J'ai lu dans ce que vous expliquiez qu’il s'est trouvé des anthropologues occidentaux célèbres, en particulier français, tels Maurice Godelier ou Joël Thoraval, qui ont manifesté certains désaccords avec les analyses de Fei Xiaotong. Sur quoi portaient ces désaccords et étaient-ils selon vous fondés ?

Il est normal qu'il y ait des sujets de discussion entre les anthropologues. Comme je vous l’ai dit, Fei Xiaotong a été l’élève de Malinowski. Dans les années 1930 celui-ci était l’un des plus célèbres anthropologues, et considéré comme le créateur d’un courant qui a été appelé le « fonctionnalisme ». Ensuite, alors que la Chine se refermait sur elle-même, est né le courant du structuralisme qui s’est exprimé en France, et notamment dans le domaine de l’anthropologie.

 

Notre tradition actuelle en anthropologie est donc issue du structuralisme qui voulait justement dépasser le fonctionnalisme. Fei Xiaotong est resté en Chine, et pendant 20 à 30 ans, il n’a plus été en contact avec les milieux scientifiques occidentaux, et n’a donc pas pu développer ses premières propositions scientifiques. Ensuite dans les années 1980, les anthropologues qu'il a pu rencontrer, ceux que vous avez cité pour les Français, lui ont collé cette image de fonctionnaliste qui est réductrice à mon sens parce que si vous lisez bien son livre, Fei Xiaotong emploie aussi le mot « structure ». Son ouvrage décrit la structure sociale chinoise.

 

Certes, le structuralisme n'existait pas encore quand Aux racines de la société chinoise a été publié en Chine (1948), mais la notion de structure était déjà dans l'air du temps. Notamment, dans les travaux des ethnologues français peu avant la Seconde Guerre mondiale, l’anthropologie est conçue pour avoir comme objectif d’essayer de comprendre l’organisation des structures sociales en dépassant la notion simpliste de fonction sociale, selon laquelle les acteurs agissent pour telle ou telle fonction explicite.

 

En effet, les seules fonctions sociales ne suffisent pas à expliquer toutes les formes d’actions, la réalité sociale est toujours un système complexe. Je pense que Fei Xiaotong participait de cette façon de voir, mais il n’a pas eu l’occasion de développer ses intuitions plus avant, à cause de l’adoption du communisme en Chine, qui a donné un coup d’arrêt à toutes les recherches en sciences humaines.

 

Au début des années 1980, il a repris des activités publiques, mais il n’était pas facile de le rencontrer et de discuter avec lui, et d'avoir accès à ses livres parce que la majorité d’entre eux était écrite en chinois.

 

Est-ce qu'il connaissait Claude Lévi-Strauss ?

 

Je n’ai aucune information indiquant qu’ils se seraient connus ou rencontrés. Claude Lévi-Strauss cite certains de ses articles dans les Structures élémentaires de la parenté, mais il n’a très certainement pas lu ses travaux post-réformes. En revanche, Fei Xiaotong a renoué quelques contacts avec des anthropologues anglo-saxons, américains, qu’il connaissait avant la révolution communiste.

 

Peut-être pouvons-nous achever cet entretien sur une question toute simple, à savoir quels sont vos projets de recherche, sur quels sujets vous travaillez ? Vous avez parlé du culte des ancêtres. 

 

Oui, je suis en train d'écrire un livre qui est une monographie de village, en essayant de décrire sa structure sociale.

 

On peut savoir de quel village il s'agit ?

 

Oui, il s’agit du village de Shiyou qui se situe dans la province du Jiangxi.

 

Et qu’est-ce que ce village a de particulier ?

 

Ce village se situe dans un district où subsiste la pratique du nuo, c'est-à-dire des danses masquées remplissant une fonction d’exorcisme, qui ont lieu dans les maisons, et qui sont organisées sur la base des relations de parenté locales.

 

Merci beaucoup !

 

 

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Catherine Capdeville-Zeng est anthropologue et sinologue, Professeure dans le département d’Études chinoises de l’Inalco et membre de l’équipe de recherche IFRAE. Son doctorat portant sur la musique rock en Chine a fait l’objet d’une publication en 2001 sous le titre Rites et Rock à Pékin – Traditions et modernité de la musique rock dans la société chinoise. Elle s’est ensuite intéressée au monde rural et au théâtre populaire, et a publié en 2012 Le théâtre dans l’espace du peuple – une enquête de terrain en Chine. Elle est aussi l’auteure de nombreux articles en français, anglais et chinois sur la société chinoise contemporaine, incluant des thèmes divers comme les différentes formes de rituels (musiques et théâtres, rites religieux, fêtes familiales et villageoises), les relations sociales (parenté, amour, amitié, voisinage), et les structures sociales (morphologie, échanges, institutions, éducation). Liste de ses publications en ligne : https://ifrae.cnrs.fr/ifrae/membres/membres-permanents/catherine-capdeville/ et https://www.inalco.fr/annuaire-enseignement-recherche/capdeville-zeng-catherine.

 

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