Entretien Nouveaux Regards avec Emmanuel Lincot

Jean-Raphaël Peytregnet : Dans votre dernier ouvrage paru en 2023 [1], vous donnez aux lecteurs qui s’intéressent à cette région un très riche aperçu - l’ouvrage fourmille d’informations - du rôle que la Chine est en train de jouer en Asie centrale. Son titre « Le très grand jeu » s’inspire de celui (The Great game) qu’un officier britannique de l’armée des Indes avait utilisé pour décrire la rivalité coloniale et diplomatique entre les empires russe et britannique dans leur aspiration d’alors à dominer l’Eurasie (le « Heartland ») au XIXème siècle.

 

L’enjeu crucial de ce « Grand jeu » reposait, pour résumer, sur le contrôle par l’un ou l’autre de l’actuel Afghanistan, carrefour de l’Asie centrale, mais aussi zone pivot représentant dans l’esprit des grandes puissances de l’époque la clef de la suprématie mondiale.

 

Le Grand jeu s’est poursuivi sans discontinuer dans l’Histoire jusqu’à l’intervention des Soviétiques (1978-1992) puis celle de la coalition autour des États-Unis (2001-2021). Un nouvel acteur est depuis entré en jeu, si je puis dire, dans cette même aspiration de domination mondiale  : la Chine, avec en 2013, le lancement de son initiative des Nouvelles Routes de la soie (Sichou zhi lu 丝绸之路) qui passe, s’agissant de son volet terrestre, par la Région autonome ouïghoure du Xinjiang pour partir à la conquête de l’Eurasie, voire au-delà. Et, en opposition à celle-ci l’Indo-pacifique des puissances occidentales, concernant les voies maritimes que Pékin essaie aussi de contrôler au travers de cette même initiative. 

Pensez-vous que la Chine réussira dans son entreprise, si tel est bien le cas, là où tous les autres pays précédemment cités ont échoué ? Où en est son projet qui, aux yeux de certains analystes, battrait des ailes, les pays concernés devenant de plus en plus réticents à s’y engager par crainte de s’infliger une trop grande dépendance, notamment financière, vis-à-vis de la Chine  ? 

 

Emmanuel Lincot : La Chine investit dans la partie occidentale de son arrière-pays en renouant avec une politique séculaire, quoique constamment battue en brèche par des puissances voisines et d’entre toutes, au XIXème siècle, et comme vous le rappelez justement, la Russie opposée à la Grande-Bretagne.

 

Désormais, le nombre d’acteurs s’est multiplié et la région suscite bien des convoitises (terres rares, énergie) qu’il s’agit de sécuriser.

 

D’où le projet chinois des Nouvelles Routes de la soie faisant de la région l’une des priorités des autorités chinoises ; lesquelles ont su inventer un discours s’appuyant sur un narratif et une histoire très ancienne pour légitimer son action. C’est dire si la Chine a su redécouvrir un espace qui, fondamentalement, ne lui était pas étranger. Ont été remis à l’honneur des personnages historiques tels que le moine bouddhiste Xuanzang 玄奘 (602-664 EC) que les communiqués chinois convoquent systématiquement pour resserrer les liens entre ces pays et la Chine, mais aussi avec l’Inde.

 

On a assisté ainsi à une réhabilitation de la période impériale comme du bouddhisme par la valorisation de ce patrimoine ancien en Chine même. C’est d’autant plus piquant qu’il y a soixante ans le Parti Communiste Chinois exhortait à faire du passé table rase. Cette volte-face s’est par ailleurs accompagnée d’une mise en valeur de la périphérie du pays depuis le centre.

 

Et notamment depuis le Xinjiang, qui constitue le véritable axe-pivot de la stratégie chinoise non seulement vis-à-vis de l’Asie centrale à proprement parler, mais aussi du Cachemire dont le récent conflit opposant l’Inde au Pakistan nous rappelle l’importance. Et la mise en valeur du grand Ouest chinois (Tibet compris) est réelle en termes d’infrastructures. Échangeurs autoroutiers, réseau ferroviaire, parc d’éoliennes et de panneaux photovoltaïques ont radicalement changé cette vaste région (trois fois la superficie de la France) autrefois appelée par les Européens le Turkestan chinois (pour la différencier du Turkestan russe).

 

Cette modernisation va de pair avec une sinisation à marche forcée de la population turcophone musulmane ouïghoure. Cette sinisation se traduit par un contrôle très sévère de la population. Un million sur douze millions d’habitants que compte la population ouïghoure est placé dans des camps de rééducation. Les sévices et tortures y sont attestés. Des femmes qui en ont réchappé ont témoigné sur des tentatives de stérilisation qui leur ont été infligées.

 

Mais une partie de cette population ouïghoure est en révolte. Des hommes en armes ont rejoint des groupuscules terroristes proches d’Al Qaïda ou de Daesh, et ceux du Parti Islamique du Turkestan ; lequel a proclamé le djihâd, la guerre sainte contre la Chine. Ces maquis ont trouvé refuge dans des zones de montagnes de pays voisins (Afghanistan, Tadjikistan).

 

Ils vivent de narcotrafics et leur éradication s’opère avec la collaboration des autres pays membres de l’Organisation de Coopération de Shanghai (créée en 2001), mais aussi par l’établissement de comptoirs militaires chinois installés dans le haut Badakshan sur le territoire tadjik. De là, des incursions militaires chinoises sont menées jusqu’en Afghanistan. Même s’il n’y a pas à ce jour de relations officielles entre le régime des Taliban (forme plurielle de Taleb) et Pékin, les deux pays ont déjà procédé à un échange d’ambassadeurs. Cette obsession sécuritaire chinoise, sa préoccupation forte concernant le trafic de drogue, trouve un écho dans ses déboires historiques liés aux deux guerres de l’Opium (1839/1856). Le pari de la Chine est d’acheter la paix sociale par le développement économique.

 

Paradoxalement, ces initiatives chinoises en la matière provoquent du mécontentement de la part des populations concernées. En cela, le projet des Nouvelles routes de la soie répond à de vraies attentes en matière de développement auquel l’Union Européenne a tardé à répondre.

 

Ne parlons pas des États-Unis qui, depuis leur retrait pitoyable de Kaboul en 2021, s’en désintéressent au profit de l’Indo-pacifique essentiellement dans ses aspects purement stratégiques, alors que, notons-le, l’Union Européenne n’exclut pas en l’espèce la perspective d’une coopération non seulement de nature stratégique mais aussi économique. Ce projet de l’Indo-pacifique est présenté, à juste titre sur le plan idéologique, comme un projet concurrent à celui des Nouvelles routes de la soie.

 

Ont été redécouvertes dans ce contexte des théories anciennes en relations internationales, opposant le Heartland (le cœur du continent eurasien) au Rimland (la frange maritime de l’Eurasie). Mais le projet chinois est en définitive beaucoup plus ambitieux, puisqu’il s’agit d’un projet monde et qu’il épouse à la fois une configuration terrestre et maritime. C’est un projet qui englobe des perspectives nouvelles qu’offre le numérique et partant, le contrôle de données qui ne fait pas bon ménage avec le respect des droits de la personne.

 

Des pays de l’Union Européenne, notamment s’en sont émus et ont dénoncé leur coopération avec la Chine. Je pense tout particulièrement à l’Italie, par exemple. Mais d’autres pays du monde ont, au contraire, renforcé leur coopération dans le domaine du numérique. Je pense cette fois-ci à l’Iran qui est un exemple tout à fait intéressant en la matière et qui montre bien que le régime iranien tend à être façonné par ce paradigme chinois.

 

Par conséquent, le projet chinois a essuyé des refus et a été revu à la baisse, comme en Afrique, soit par manque de solvabilité, soit parce que l’économie chinoise connaît elle-même une récession relative depuis la Covid-19 et à mesure que les sanctions américaines s’accentuent.

 

Mais en aucun cas Xi Jinping n’y a renoncé. Sa propre légitimité politique et sa vision du monde reposent sur la réalisation de ce projet.

 

Dans leur entreprise et leur volonté que celle-ci aboutisse, la sécurisation du Xinjiang et de la région himalayenne - on l’a vu dans les actions entreprises par Pékin à cet égard - semble apparaître pour les autorités chinoises comme une, sinon LA priorité absolue. Pouvez-vous nous en donner la raison  ? Et nous en fournir des exemples concrets ? 

 

Déjà parce que ce sont des régions situées sur les marges. Frontalières, elles sont, comme nous le disions, stratégiques. Le Xinjiang et son hub ferroviaire de Korghos offrent un débouché vers l’Union européenne, le premier partenaire commercial de la Chine, tandis que le contrôle du Cachemire en s’appuyant sur son partenaire stratégique pakistanais lui assure une alternative en termes d’approvisionnement énergétique avec le Moyen-Orient via le port de Gwadar sur le littoral baloutche que la Chine a elle-même aménagé en cas de fermeture par les Américains et leurs alliés du détroit de Malacca.

 

Et la Chine se donne les moyens de cette politique. Par l’agressivité de son armée à la frontière indienne dont elle ne reconnaît pas le tracé sur près de 3800 kilomètres d’une frontière commune. Les échauffourées sont récurrentes et ont déjà provoqué un conflit quelque peu oublié en Europe en 1962 (année marquée il est vrai par la crise des missiles à Cuba) entre la Chine et l’Inde ; conflit perdu par New Dehli qui revendique encore à ce jour la restitution d’un petit territoire, l’Aksai Chin dans le prolongement du Ladakh.

 

Cette annexion par la force a permis à plus de 5000 mètres d’altitude de percer une route stratégique reliant le Tibet au Xinjiang. Désormais, les autorités chinoises envisagent de développer une voie ferrée qui, dans quelques années, reliera Lhassa à Kachgar.

 

Ces connexions entre ces régions de l’Ouest de la Chine répondent à des logiques de croissance économique et d’aménagements territoriaux avec une volonté de sanctuariser ces acquis par le recours à l’outil militaire. En matière de défense, la Chine a pour partie démontré ses capacités de coercition en exposant un idiot utile, le Pakistan.

 

Bien qu’Islamabad se soit vu infliger des frappes d’une grande précision lors de la récente guerre au Cachemire, paralysant la plupart de ses moyens de riposte, l’armée pakistanaise a toutefois réussi à abattre un Rafale indien grâce à du matériel chinois. Preuve s’il en est que son matériel militaire est sans doute plus performant qu’on ne le dit en Europe ou aux États-Unis.

 

La politique de sinisation/hanisation promue par Xi Jinping en direction des « peuples en minorité » non han 汉/漢 et des religions, en particulier de l’islam, s’explique-t-elle tout au moins en partie par la volonté de Pékin de partir à la « conquête de l’Ouest », synonyme d’une politique expansionniste ou du moins d’une recherche de gains géopolitiques ? Qu’en pensez-vous ? Cet aspect est-il démontrable au travers d’exemples précis qui vous viendraient à l’esprit ? 

 

L’idée, je crois, pour le gouvernement chinois est de créer à terme une citoyenneté chinoise faisant fi de toute appartenance ethnique voire religieuse, comme cela est le cas avec les Hui 回.

 

Cette spécificité reconnaissant aux Han convertis parfois de très vieille date à l’islam une singularité ethnique est un héritage des principes énoncés par Lénine à Bakou que le régime communiste chinois a repris à son compte. Fondamentalement, la reconnaissance de ce particularisme permet à la Chine de revendiquer auprès des autres pays musulmans une part de son islamisme.

 

Elle offre des gages d’ouverture auprès des pays sunnites du Moyen-Orient. En réalité, ce choix d’utiliser l’islam et les musulmans de Chine a été une politique initiée à l’origine par le gouvernement nationaliste du Guomindang et ce, pour concurrencer une politique très entreprenante à cet égard menée dans les années trente et quarante par le Japon.

 

Et Pékin s’y emploie avec un réel succès. Qui, à Riyad ou à Doha, critique les exactions chinoises contre les Ouïghours ? Pas même le gouvernement turc d’Erdogan qui n’est pas sans savoir l’existence de relations profondes autant que des affinités de langue et de culture (altaïques) entre Turcs et Ouïghours n’a daigné protester. Alors que la situation des Ouïghours est dramatique on le sait et que celle des Hui est de plus en plus préoccupante. Nombre de leurs mosquées jugées non conformes avec les critères architecturaux vernaculaires des communautés Hui des provinces du Gansu et du Ningxia ont été détruites.

 

Depuis 2001, les femmes ne peuvent porter le voile dans l’espace public. Des débats houleux ont déchiré l’opinion sur l’interdiction de choix alimentaires halal servis par des compagnies aériennes… Bref, l’islam est devenu à travers les réseaux sociaux un véritable repoussoir. Les attentats du Bataclan en France ont par exemple déclenché une haine très réelle à l’encontre de ceux que l’on appelle les « verts ». Cette vindicte anti-musulmane est l’expression d’un nationalisme exacerbé qui n’accepte aucune différence. Le régime n’est évidemment pas étranger à cette radicalisation.

 

Il cultive par ailleurs une forme de cohérence qui n’en est pas moins schizophrène sur le fond entre ces réalités nationales d’une part et ses choix de politique étrangère de l’autre.

 

Son soutien, par exemple au Hamas, en refusant de reconnaître son statut d’organisation terroriste, est à comprendre à double sens : faire vibrer la corde sensible de son opinion musulmane qui ne cache pas sa sympathie pro-palestinienne et se concilier les opinions musulmanes mondiales au nom d’une sympathie tiers-mondiste et de ce que l’on appelle aujourd’hui le Sud Global (les pays non développés).

 

Dans votre chapitre «  Amis ou ennemis  », vous écrivez «  Outre le fait que le Xinjiang est une région stratégique qui ouvre à la fois sur l’Asie centrale et le sous-continent indien, elle (ex. le Xinjiang) est le laboratoire pour l’État-Parti et la cohésion nationale ». Pouvez-vous prolonger cette idée  par des exemples qui l’illustreraient ?  

 

Le Xinjiang ne cesse de rappeler la primauté et les intérêts du plus grand nombre, ceux de la race han. Cette région est un champ de forces, très sensible aux perturbations qu’a provoqué l’effondrement du bloc soviétique, et aux revendications identitaires nées de ce choc.

 

Cette région est aussi un test permanent pour le Parti Communiste Chinois. S’y éprouve à la fois sa légitimité comme garant de l’autorité et de la cohérence nationale. Rappelons que c’est d’abord dans le nord de la province à Karamay, en Dzoungarie, que le régime a pour la première fois testé l’usage de caméras de surveillance, des algorithmes et du crédit social.

 

Ce système s’est généralisé au point de faire de ce régime une cybercrature. Ses pratiques de contrôle se sont généralisées à l’échelle du territoire national. C’est inédit dans l’histoire du monde. Car ce régime autoritaire s’appuie sur une technostructure extrêmement sophistiquée. Et le Xinjiang a été en cela - et avant même l’avènement de Xi Jinping - un laboratoire.

 

Vous écrivez aussi que « après les déboires de Vladimir Poutine face à la résistance ukrainienne, l’Asie centrale pourrait de nouveau attiser les appétits russes  ». Est-ce qu’elle ne pourrait pas aussi voir le retour d’une rivalité entre Pékin et Moscou, ce dernier ayant toutes les raisons de s’inquiéter de ce qui pourrait s’apparenter à une tentative de mainmise chinoise dans cette région ex-soviétique de la part de son quasi-allié dans la guerre contre l’Ukraine ? En voit-on déjà les signes  ? 

 

Il y a des signes évocateurs en cela. En septembre 2022, alors qu’avait lieu à Samarkand en Ouzbékistan le sommet de l’Organisation de Coopération de Shanghai, Xi Jinping à la suite de Vladimir Poutine en appelle à la création d’un nouvel ordre international, mais il tacle dans le même temps son partenaire en insistant sur la nécessité de respecter la souveraineté des États. En avril 2023, a lieu le sommet Chine-Asie centrale.

 

Signe des temps : Moscou n’est pas invité. Depuis, les dirigeants centrasiatiques essaient d’établir une certaine distance avec le Kremlin tout en déroulant le tapis rouge à leurs homologues européens, la France d’Emmanuel Macron notamment en qui ils voient autant d’alternatives possibles pour se désenclaver, échapper à leur trop grande dépendance tant vis-à-vis de Moscou que de Pékin. La Chine par rapport à l’Asie centrale semble pour l’heure avoir trouvé avec la Russie un compromis.

 

Les Russes y conservent des bases conséquentes et la sécurité de ses intérêts est assurée à moindre coût. En réalité, le compromis repose sur la volonté de deux hommes : Xi Jinping et Vladimir Poutine. Lorsqu’ils disparaîtront, les appétits des uns et des autres réapparaîtront.

 

De nouvelles formes de radicalité s’exprimeront. Elles s’esquissent déjà par l’abandon de la langue russe, par exemple. Une lente décolonisation des consciences s’amorce vis-à-vis de la Russie tandis que la Turquie, et dans une moindre mesure l’Iran, redécouvrent cet espace culturellement et linguistiquement proche.

 

Un très grand jeu met ainsi aux prises ces différents acteurs et la Chine sera amenée à jouer un rôle prééminent chaque année davantage.

 

[1] Emmanuel Lincot, Le très Grand Jeu. Pékin face à l’Asie centrale, Paris, Le Cerf, 2023.

 

 

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Professeur à l’Institut Catholique de Paris, Emmanuel LINCOT est Directeur de recherche et coresponsable du programme Asie-Pacifique. Il conseille les plus hautes instances de l’État et organise des voyages d’études à caractère géopolitique et culturel dans ces régions.

 

 

 

 

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