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Propos recueillis par Jean-Raphaël Peytregnet
Jean-Raphaël Peytregnet : Actuellement vous êtes de passage à Paris car vous passez une bonne partie de votre vie au Bhoutan ?
Françoise Pommaret : Oui, absolument, du fait de mes obligations familiales mais aussi vis-à-vis du CNRS où je suis chercheur émérite mais en activité, je reviens en France, en hiver, à Noël, pour environ un mois et demi et ensuite je viens l’été à partir de juin jusqu’à septembre, et le reste du temps j’habite au Bhoutan.
Je comprends que le Bhoutan traverse une crise économique depuis quelques années ?
Le Bhoutan a une économie qui est essentiellement tournée vers l’agriculture mais qui ne constitue pas une grosse partie de son PIB. C’est une agriculture de subsistance mais qui se tourne peu à peu vers les exportations de fruits et légumes. Sa principale ressource est l’hydroélectricité. Le Royaume est situé au sud de l’Himalaya et toutes ses rivières qui sont orientées nord-sud lui procurent un potentiel de 20 000 mégawatts.
Pour l’instant, à peine 10 % de ce potentiel a été exploité. Le Bhoutan a aussi une autre industrie lucrative, le tourisme, qui fait vivre à peu près 50 000 personnes sur une population d’environ 700 000 habitants. Le Bhoutan a été durement frappé par la pandémie du Covid. Mais le Bhoutan, en tant que royaume montagneux, conserve un fort esprit de préservation. Et donc un mois après l’apparition du Covid, le Bhoutan a complètement fermé ses frontières pendant presque deux ans. À ce moment-là, il n’y avait absolument plus aucun touriste. Ce qui a constitué une catastrophe bien sûr pour le pays mais le Bhoutan grâce aux mesures prophylactiques draconiennes qu’il a prises n’a eu que 25 morts au total. La crise sanitaire a été très bien gérée.
Tout le monde a été vacciné rapidement, et un confinement strict a été appliqué. Ensuite, dès que le pays s’est de nouveau ouvert, beaucoup de gens ont pensé que l’économie ne repartirait pas et donc de nombreux jeunes et aussi beaucoup de fonctionnaires sont partis en Australie qui ouvrait grand ses portes aux étrangers qui désiraient y étudier ou travailler. Il y a donc eu un exode inquiétant de la population qui s’est surtout focalisée sur l’Australie mais également sur les États-Unis, le Canada et les pays du Golfe, essentiellement. 60 000 Bhoutanais se trouvent actuellement à l’étranger. Après les élections législatives de 2023, le nouveau gouvernement et le roi, ont pris des mesures et l’économie est repartie à la hausse. Le tourisme, les centrales électriques, l’immobilier, la construction, tous les secteurs de l’économie repartent.
Et surtout, le Roi Jigme Khesar Namgyel Wangchuck a insufflé un espoir incroyable aux jeunes (60 % de la population a moins de 28 ans) en lançant le projet d’une zone administrative spéciale GMC (Gelephu Mindfulness City)[1], une nouvelle ville au sud du Bhoutan, dans la plaine, à la frontière avec l’Inde avec un aéroport international. L’architecture repose sur des matériaux durables, et a des principes de mobilité douce, beaucoup d’espaces verts... Elle est conçue par un architecte danois, Bjarke Ingels, et son entreprise BIG qui porte son nom[2], et est une sorte de laboratoire où les habitants vivront en harmonie avec la nature mais aussi selon les principes du « mindfulness » (Pleine conscience), et aura également des centres religieux.
Cette nouvelle ville sera gérée selon les principes de la loi singapourienne basée sur la « common law » anglaise et les lois de finance d’Abou Dhabi, avec une monnaie, l’oro, une banque, l’OroBank, et l’usage du Bitcoin. Le Bhoutan est en effet le cinquième possesseur de bitcoins au monde d’une valeur totale de plus d’un milliard de dollars US. L’investissement dans le bitcoin est un projet du roi. Au travers de cette ville, ce projet visionnaire, le roi veut encourager les Bhoutanais à revenir au pays pour s’investir dans le projet qui devrait aboutir en 2040 et permettre au Bhoutan tout entier d'être un pays économiquement solide mais aussi ancré dans son héritage culturel.
Cela rejoint le concept inscrit dans la constitution du Bhoutan de l’Indice de Bonheur national brut (BNB comme alternative au PIB).
En effet, beaucoup de gens ont pensé que le projet de Gelephu Mindfulness City (GMC) serait une sorte de vitrine pour les riches, un peu comme Dubaï. Ce n’est pas du tout le projet que le roi envisage. Il veut que GMC soit une ville à dimension humaine où les principes du bonheur national brut seront mis en application. C’est pour cela que ce projet comporte un aspect se rapportant au respect des traditions. Beaucoup de grands religieux projettent d'y établir des centres, et des écoles internationales devraient s'y installer. Le roi, qui est un homme visionnaire, veut en faire une sorte de ville phare pour le sous-continent indien, car il sait que cet endroit est positionné entre l’Asie méridionale et l’Asie du Sud-Est, une sorte de plaque tournante entre ces deux régions.
Ce roi à ce que j’ai lu semble accorder beaucoup d’importance à l’éducation, la jeunesse est poussée à faire des études supérieures, ce qui a en même temps pour conséquence que les jeunes bhoutanais seraient maintenant réticents à se consacrer au travail manuel, poussant de la sorte le gouvernement à recourir à de la main-d’œuvre étrangère.
Revenons au troisième roi.[3]A son époque dans les années 1960s il y avait très peu de gens instruits à l’occidentale. A ce moment-là, le troisième roi a décidé d'introduire l'éducation moderne et d'y accorder une grande importance, en la rendant gratuite pour tout le monde jusqu’à la fin du lycée et même après si les jeunes réussissaient les examens d'entrée à l'université. Ce modèle a très bien fonctionné pendant 20-25 ans jusqu’au moment où les jeunes éduqués se sont refusés à retourner à la ferme, ou à devenir des cols bleus : « Je veux être assis dans un bureau derrière un ordinateur », disaient-ils.
Cette situation a perduré et le Bhoutan a donc recours à des ouvriers indiens venant principalement de l’État du Bihar mais aussi du Bengale. Bien payés, ils sont au nombre de 40 000 environ, ce qui oblige le Bhoutan à importer plus beaucoup plus de riz que le pays en produit. Des visas de travail de 6 mois renouvelés deux ans leur sont accordés et c’est donc une émigration temporaire. Face à ce phénomène, le gouvernement bhoutanais a ouvert des écoles d’enseignement technique pour les métiers en tension, comme celui de plombier, électricien et en même temps a resserré l’accès à l’université en instaurant un système de numerus clausus. Aujourd’hui faute de mieux, beaucoup de jeunes se tournent vers ces études mais se posent pour eux les conditions de salaire et de travail qui ne sont pas optimales. Le gouvernement essaie donc de mettre en place des lois demandant au secteur privé de mieux rémunérer leurs employés, et les protéger sur le plan des droits sociaux qui sont très importants pour les Bhoutanais.
Les gens cotisent pour leur retraite dont l'âge de départ vient d'être augmenté sans que cela ne provoque un tollé. Toutefois ils expriment leur mécontentement sur les réseaux sociaux. Tout le monde pianote sur les réseaux sociaux, sur Facebook, WhatsApp, WeChat, etc. Ainsi il y a quelques années le gouvernement a décidé que les femmes qui accouchaient ne pouvaient pas utiliser de lait en poudre pour nourrir leurs bébés pour des raisons hygiéniques (risque de contamination bacillaire par l’eau), et leur a dit de nourrir les enfants au sein pendant six mois. Or les femmes n'ont droit qu'à trois mois de congé maternité. Donc sous la pression populaire et les réseaux sociaux, l’Assemblée nationale a dû légiférer pour que soient octroyés six mois de congé maternité. Cela a en même temps poussé le secteur privé à améliorer les conditions de travail de leurs employées, et à installer des crèches. Parce que le Bhoutan est un petit pays presque « familial », on y trouve un aspect de bien être social qui est vraiment très important et qui s’exprime de façon très concrète.
Par exemple, moi, Françoise Pommaret, en tant que senior, je n’ai pas à faire la queue à la banque ni à l’hôpital, et les soins médicaux sont gratuits pour tout le monde. Il y a un respect et un sens du bien commun pour la société, pour son village, pour sa famille mais aussi le Roi qui est adoré. Bien sûr il y a un peu de corruption, mais le Bhoutan est le pays le moins corrompu de toute la région d’Asie du Sud et il est classé au 26ème rang sur 180 pays selon l’indice de perception de la corruption en 2023 rapporté par Transparency International. C’est pour cela que je vis dans ce pays, c’est une sorte de laboratoire presque mental sur le travail sur soi et comment en étant moins égoïste, on essaie de travailler pour le bien commun.
Par exemple, il y a au Bhoutan énormément de CSO (Civil Society Organization), ce sont des associations non gouvernementales qui sont approuvées par le gouvernement. Il y en a dans tous les domaines, elles viennent renforcer les actions du gouvernement là où celui-ci est absent par manque de personnel ou de moyens. Comme beaucoup de Bhoutanais, j’appartiens moi-même à plusieurs CSO qui s’occupent de l’entrepreneuriat, de l’éducation des jeunes, de la culture. Oui, je dirais, le Bhoutan est un véritable laboratoire d’idées nouvelles.
Vous êtes aussi reconnue comme une spécialiste du Tibet, une tibétologue. Pourquoi avez-vous choisi le Bhoutan plutôt que l’Inde, le Népal, le Sikkim ou le Ladakh ?
Je travaillais ma maîtrise à l’époque sur le Ladakh. Il s’est trouvé que par les hasards de la vie, des rencontres. Alors que je poursuivais mes études de tibétain à l’Inalco et d’histoire de l’art et d’archéologie à la Sorbonne, puis après à l’EHESS pour ma thèse de doctorat sur « Les revenants de l’au-delà dans le monde tibétain », j’ai rencontré à ce moment-là des Bhoutanais en Inde à Delhi par quelqu’un qui était très bien introduit. C’est ainsi que j’ai pu me rendre au Bhoutan pour trois mois. Aller au Bhoutan au début des années 1980, c’était un parcours du combattant. Je me suis alors spécialisée sur le Bhoutan et ce qui est absolument extraordinaire dans ce pays, c’est qu’il est si unique que l’on n’en fait jamais le tour. Même encore aujourd’hui, je découvre, j’apprends toujours des choses parce que c’est un pays surprenant, avec des traditions qui sont extrêmement respectées. Par exemple l’astrologie qui comme en Inde joue un rôle très important. Cette année est marquée par « la lune noire »[4], on ne peut donc pas décider ou entreprendre grand-chose. La nature est aussi extrêmement respectée, 70 % du pays est couvert de forêts, et en même temps il y a cette modernité : ordinateurs, HT, Bitcoin, réseaux sociaux, intelligence artificielle qui font que le pays bouge, les jeunes bougent. C’est fascinant.
On parlait de l’économie tout à l’heure, je suppose que le Bhoutan comme tous les pays de cette zone est touché par le dérèglement climatique et comme l’une des principales sources de revenus de ce pays c’est l’électricité hydraulique - le royaume exporte principalement son électricité vers l’Inde pour compenser le déficit commercial important qu’il a avec ce pays - comment gère-t-il ce problème ?
Le changement climatique est le problème numéro un du Bhoutan. L’empreinte carbone du Bhoutan est négative, c’est l’un des rares pays sinon le seul à enregistrer une telle performance. Il n’y a pas d’émission de gaz à effet de serre. En même temps, le Bhoutan est aux premières loges du réchauffement climatique. A chaque fois qu’il y a une COP, dont la dernière la 29ème à Bakou qui s’est montrée décevante, le Bhoutan y est représenté et mobilise les autres pays très impactés pour obtenir plus d'aides. Il est néanmoins vrai que les organisations internationales donnent des fonds substantiels au Bhoutan pour combattre le réchauffement climatique mais cela ne suffit pas. Avec le réchauffement climatique, nous avons des modèles climatiques qui sont en train de s’effondrer, c’est catastrophique pour les récoltes. Ce qui n’était pas le cas autrefois, la fréquence des pluies est totalement imprévisible. Il se produit des épisodes pluvieux et venteux, des mini cyclones, extrêmement violents qui n’existaient pas auparavant.
Il y a aussi un réchauffement général, ce qui fait que cette année, même à Thimphou (2500m), la capitale, il n’a pas encore neigé. Au-dessus de Thimphou, il y a une montagne qui sert un peu de baromètre. Lorsque je suis partie pour la France au mois de décembre, le sommet n’était toujours pas enneigé. Cette montagne atteint quand même 6000 m ! Le fait qu’il y ait moins de neige et qu’il y ait davantage de pluie, cela affecte les récoltes.
Autrefois, il y avait des récoltes que l’on ne pouvait pas faire dans les vallées centrales, à Bumthang, à 3000 m, on ne pouvait pas faire pousser de riz. Maintenant c’est possible. Par ailleurs, il fait beaucoup plus chaud, les hivers à Thimphou ne sont plus aussi froids par rapport à ceux que j’ai connus dans les années 80. J’ai connu des hivers à -15 degrés Celsius la nuit, mais maintenant la température ne descend pas au-dessous de 4°. Dans le sud à la frontière avec l’Inde, il fait de plus en plus chaud, et donc il y a de plus en plus d’épisodes orageux violents. Cela entraîne aussi d’autres conséquences comme par exemple la malaria causée par les moustiques qui sont maintenant présents à Thimphou à 2500 m d’altitude. Le réchauffement climatique est tel qu’il est devenu possible aujourd’hui de faire pousser des avocats ! Dans le nord, à la frontière, à 7000 m d’altitude, se trouvent tout de suite en-dessous des lacs glaciaires. Ces lacs glaciaires sont retenus par des moraines qui avec le réchauffement climatique se maintiennent de moins en moins. Les lacs sont de plus en plus remplis par la fonte des glaciers, et se produisent alors ce qu’on appelle des « crues subites ».
Comme au Bhoutan les rivières sont orientées nord-sud, si les moraines cèdent le contenu des lacs descend dans les vallées en l’espace d’une dizaine de minutes. De ce fait le gouvernement avec l’aide des Autrichiens et de l’ONU a mis en place des alarmes qui permettent via les téléphones portables d’avertir toute la population en cas de crues subites. Les gens disposent d’à peu près 10 mn pour se mettre à l’abri compte tenu de la vitesse à laquelle descend l’eau de ces lacs. Le Bhoutan en largeur à vol d'oiseau fait environ 100 km, passant de 7000 m d’altitude à 5 m, ce qui vous laisse imaginer la vitesse de ces crues ! Les géologues bhoutanais disent que la question n’est pas de savoir si les lacs vont s’effondrer mais quand. Les avalanches sont de plus en plus fréquentes avec le risque qu’elles fassent déborder les lacs. Le gouvernement tente vainement de consolider les moraines et s’est vu par exemple obligé de relocaliser plus en hauteur des villages de Lunana au nord du Bhoutan qui se trouvaient sur le passage de ces crues.
Le réchauffement climatique est un vrai problème pour le Bhoutan qui le ressent au même titre que les pays de l’Océan Pacifique comme une injustice, n’étant pas à l’origine de ces dérèglements causés par les pays industrialisés.
Le Bhoutan est une monarchie constitutionnelle.
La constitution bhoutanaise est très proche dans sa rédaction de celle du Royaume Uni. Le roi est chef de l’État mais pas du gouvernement, il est commandant en chef de l’armée et par ailleurs, un fait très important, protecteur de toutes les religions, à condition que ces dernières ne se livrent pas à du prosélytisme. Il règne une harmonie dans ce pays, les Bhoutanais sont très tolérants, toutes les pratiques religieuses sont acceptées, mais les deux religions les plus importantes y sont le bouddhisme dans sa forme Vajrayana et l'hindouisme.
Qu’est-ce qui distingue le Tibet, l’Inde dans sa partie himalayenne, le Sikkim, le Népal, le Bhoutan, est-ce qu’il y a des différences marquantes entre ces pays, ces régions ?
Bien sûr. Par exemple le Népal est, ou plutôt était, un royaume hindou. Le roi du Bhoutan est bouddhiste mais il n’y a pas dans ce pays de royauté divine. Si on parle du bouddhisme en général, dans toutes ces régions que ce soit le Népal, le Ladakh, la vallée de Spiti, une partie du Sikkim, le Bhoutan et l’Arunachal Pradesh, c’est le bouddhisme tibétain qui prédomine. Il y a des écoles religieuses différentes mais qui ne sont pas aussi tranchées ou opposées, si je peux me permettre cet exemple, que le catholicisme par rapport au protestantisme. Il n’y a pas de différence de dogme. Les rituels ont la même fonction. C’est la façon de pratiquer ces différents courants bouddhistes qui est légèrement différente car dépendant du lama qui est le maître spirituel.
Les textes liturgiques sont les mêmes mais tel ou tel Lama va privilégier un texte plutôt qu’un autre. Quand un grand lama ou un Rimpoché (réincarnation d’un grand maître du bouddhisme tibétain) est présent, les bouddhistes en général ne font pas de différence quelle que soit l’affiliation religieuse de celui-ci, ils viennent le rencontrer pour obtenir des bénédictions et des enseignements. Pour les bouddhistes (tantriques tibétains) il n’existe qu’un seul terme « nangpa » qui signifie « être à l’intérieur » et les autres sont donc en dehors. Mais cela n’exclut pas la tolérance. Il existe néanmoins des évangélistes au Bhoutan, principalement dans le sud qui sont intolérants et qui interdisent à leurs convertis de fréquenter des bouddhistes ou d’aller visiter leurs lieux de culte.
Et sur le plan linguistique ?
Le Bhoutan est l’un des endroits de la planète où coexistent un nombre très important de langues par rapport à sa superficie (un peu plus de 38 000 km2, équivalente à peu près à celle de la Suisse). 19 langues sont pratiquées au Bhoutan qui sont dans la plupart des cas mutuellement inintelligibles. Il existe néanmoins deux grandes familles linguistiques, la première, majoritaire, que les linguistes désignent sous l’appellation tibéto-birmane, et la seconde, dans le sud, où se trouvent des gens d’origine népalaise, et où ils parlent une langue indo-européenne. Mais à l’intérieur de ces langues tibéto-birmanes, les origines de certaines d’entre elles n’ont pu être encore définies. Les linguistes ont pour cette raison fascination pour le Bhoutan. La langue nationale est le dzongkha, tibétique, qui est apparentée aux langues du Tibet central ou du Sikkim.
Ce sont toutes des langues tibétiques mais mutuellement inintelligibles à l’image du français par rapport à l’italien. Jusque dans les années 1960, la langue écrite des Bhoutanais était le tibétain classique, la « langue religieuse » (choekey), que l’on trouve du Ladakh et à la Mongolie. Pour des raisons de souveraineté, le troisième roi[5] a imposé le dzongkha en tant que langue écrite avec un alphabet tibétain. Au dzongkha, langue nationale, s’ajoutent 17 autres langues orales qui n’ont pas d’écriture, plus le népalais qui a lui un système écrit. Les Bhoutanais sont d’incroyables polyglottes. N’importe qui au Bhoutan parle au minimum quatre langues. À l’école, les enfants apprennent l’anglais et le dzongkha, l’anglais étant privilégié par la jeunesse du fait de l’existence des réseaux sociaux.
Comment s’entendent ces pays dans cette vaste région de l’Himalaya ?
Les relations entre le Bhoutan et le Népal sont aujourd’hui très bonnes. Le problème pour le Népal c'est que les changements de gouvernement y sont fréquents. Cela pose de ce fait certaines difficultés car les interlocuteurs du gouvernement bhoutanais ne sont jamais les mêmes. Mais il y a néanmoins d’excellentes relations au niveau interpersonnel, le directeur de l’ICIMOD (Centre International pour le Développement Intégré des Montagnes) [6] est un Bhoutanais, anciennement ministre de l’Agriculture ; les relations religieuses avec le Népal sont excellentes et de nombreux Bhoutanais y font des pèlerinages, facilités par leur connaissance de la langue népalaise. Les relations du Bhoutan avec l’Inde sont très bonnes. Il est évident que l’Inde est pour le Bhoutan un très partenaire incontournable.
Non seulement au niveau de l’aide financière que Delhi donne à Thimphou sous différentes formes, des produits commerciaux tels que les médicaments ou le pétrole qui viennent pour la plupart de l’Inde, mais aussi au niveau géopolitique et stratégique. Il y a des échanges commerciaux et médicaux avec la Thaïlande mais très peu, avec la Chine. Mais encore une fois, l’Inde est incontournable, c’est LE partenaire privilégié.
Peut-on considérer que l’Inde est le pays protecteur du Bhoutan ?
Il semble que la Chine revendique comme siennes certaines portions du territoire bhoutanais. La situation est en effet très compliquée et je me garderai de commenter. S'il est exact de dire que l’Inde est l’État protecteur du Bhoutan, celui-ci est souverain et membre de l'ONU depuis 1971 et depuis 2007 gère sa politique étrangère de façon indépendante. Mais en même temps le Bhoutan ne prendra jamais de décisions qui puissent mettre en danger les intérêts géostratégiques de l’Inde car le Bhoutan est un état tampon entre la Chine et l'Inde.
Et qu’en est-il avec la Chine ?
Les Bhoutanais sont perplexes. Il est difficile de gérer des relations avec un aussi grand pays. La question qui se pose est de savoir pourquoi la Chine agresse le Bhoutan pour gagner quelques km2 ? L’histoire a montré que tous ceux ( Tibétains, Mongols ou Britanniques) qui avaient essayé d’envahir le Bhoutan n'y sont pas arrivés.
Et le Dalaï-Lama, est-il vénéré au Bhoutan ?
Oui, le Dalaï- Lama est vénéré comme un maître spirituel du bouddhisme mais il ne joue aucun rôle religieux ou politique. L’école Gelugpa (dernière grande école émergente du bouddhisme tantrique tibétain) qu’il dirige n’a jamais eu aucun rôle au Bhoutan.
Mais alors quel est l’ordre bouddhique officiel au Bhoutan ?
C’est l’ordre Drukpa (« lignée des dragons »)[7], une branche de l’école Kagyupa du bouddhisme tibétain qui est à l’origine de la fondation de l'Etat du Bhoutan au XVIIe siècle. Il existe aussi une autre école importante au sein de la population bhoutanaise, qui porte le nom de Nyingmapa (« l’ancienne école », la branche la plus orientée vers les aspects ésotériques du tantrisme tibétain).
Les Bhoutanais ont aussi un chef spirituel ?
Oui, le Je Khenpo qui est le chef spirituel de l’ordre officiel Drukpa. Il a un rang égal à celui du roi.
[1]https://gmc.bt; https://www.ouest-france.fr/leditiondusoir/2024-11-14/a-quoi-ressemblera-cette-ville-du-bonheur-qui-pourrait-attirer-jusqu-a-un-million-d-habitants-525e47e3-376e-4978-add7-04aba4baad01 ; https://big.dk/projects/gelephu-mindfulness-city-16791; https://www.challenges.fr/economie/le-bhoutan-leve-des-fonds-pour-construire-sa-ville-de-pleine-conscience_910928
[2]https://thegoodlife.fr/gelephu-mindfulness-city-bjarke-ingels-bhoutan/
[3]Jigme Dorji Wangchuck ( 1929-1972).
[4]Ou « la nouvelle lune » qui survient lorsque le soleil et la lune s’alignent dans le même signe du Zodiaque, plaçant la lune entre la terre et le soleil. Dans cette phase, la lune est presque invisible dans le ciel nocturne, enveloppée par l’ombre de la terre.
[5]Jigme Dorji Wangchuck (1929-1972).
[6]https://www.ccacoalition.org/fr/partners/international-centre-integrated-mountain-development-icimod
[7]Le Bhoutan est aussi nommé « Druk » ou « Druk Yul », c’est-à-dire « le pays des dragons de tonnerre ». Ses habitants sont connus sous le nom de « Drukpa ». La raison en est qu’au XVII e siècle, l’une des incarnations du fondateur Tsangpa Gyaré, le Shabdrung Ngawang Namgyal (1594-1651), réunit les régions guerroyantes du Bhoutan et y devient à la suite le chef politique et religieux de ce pays désormais unifié.
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Françoise Pommaret
Françoise Pommaret est anthropologue culturelle, Directeur de Recherche émérite au CNRS (CRCAO) et Professeur associée au College of Language and Culture (CLCS), Royal University of Bhutan. Elle a été associée au Bhoutan en différentes capacités depuis 1981 et a publié de nombreux articles scientifiques sur les aspects de la culture bhoutanaise. Outre ses recherches, elle s’occupe de la documentation de l’atlas culturel du Bhoutan Ses recherches se concentrent au Bhoutan sur les croyances non-bouddhiques, l’interface entre divinités, pouvoirs locaux et migrations ainsi que sur le processus de reproduction des élites via l’étude des généalogies. Elle a écrit plus de 80 articles et été le co-éditeur et co-auteur de Bhutan: mountain fortress of the gods, Serindia, London, 1997, Lhasa in the seventeenth century, the capital of the Dalai-Lamas, Brill, Leiden, 2003 et Bhutan. Tradition and change, Brill, Leiden, 2007. Ses livres les plus connus sont Les Revenants de l’au-delà dans le Monde tibétain. Sources littéraires et traditions vivantes, CNRS eds, Bhoutan, Eds Olizane (10e ed. 2018), Tibet une civilisation blessée, Gallimard Découvertes qui ont tous deux été publiés dans plusieurs langues étrangères ainsi que Bhoutan au plus secret de l’Himalaya, Gallimard Découvertes. En 2022, elle a publié avec Stéphanie Guyer-Stevens Divine Messengers. Female shamans in Bhutan, Eds Shambhala. Elle a donné de nombreuses conférences et interviews pour les média. Elle a reçu la légion d'honneur (2015), et l'ordre du mérite (Or) du Bhoutan (2017).