Jean-Raphaël Peytregnet : Le tracé des frontières séparant la République d'Inde et la République Populaire de Chine reste une question épineuse entre les deux pays. La Chine, en particulier, en conteste le tracé. Elle occupe l'Aksai Chin depuis sa guerre d'agression contre l'Inde en 1962. Elle revendique l'État indien de l'Arunachal Pradesh comme faisant partie de son territoire qu'elle dénomme sur sa nouvelle carte géographique « le Nan Xizang (Tibet du sud) » et donne des noms en chinois aux villes de cet État pour mieux affirmer son appartenance à la RPC. De graves échauffourées entre les forces militaires des deux pays se sont produites en juin 2017 à la passe du Doklam puis de 2020 à 2022 dans la vallée de la rivière Galwan causant la mort de 20 soldats du côté indien et de plus de 40 du côté chinois. Au regard de la guerre d'agression menée par la Russie du président Poutine contre l'Ukraine dont elle revendique les oblasts orientaux et la péninsule de Crimée, y a-t-il une crainte de la partie indienne que la Chine suive l'exemple de son partenaire russe ?
Mohan Kumar : Il n’y a vraiment aucune crainte d’un point de vue rationnel que la Chine commette le type d’agression contre l’Inde que la Russie a commis contre l’Ukraine. Même s’il existe un écart de puissance important entre la Chine et l’Inde, je pense que la Chine n’aurait pas grand-chose à gagner à envahir l’Inde. La Chine est confrontée à de réels défis concernant Taiwan, la mer de Chine méridionale et la mer de Chine orientale. En ce sens, l’Inde ne constitue pas le défi de sécurité le plus important pour la Chine. Cela ne signifie pas que la Chine ne suivra pas une politique d'encerclement en cultivant des voisins comme le Pakistan et le Népal, ou qu'elle ne continuera pas à grignoter le territoire indien. Mais mon point de vue est que la Chine réalise qu’elle a commis une erreur au Ladakh en 2020 et cela explique pourquoi elle a accepté le rapprochement actuel avec l’Inde. Trump et son imprévisibilité ont peut-être également été un facteur. Je m’attends donc à ce que le dégel des relations sino-indiennes se poursuive, lentement mais sûrement.
Comment se positionne l'Inde par rapport à ses deux voisins depuis que ces derniers ont conclu en un accord informel en 2022 pour coordonner leurs actions diplomatiques et économiques et construire une alliance de facto, (selon Vladimir Poutine : « pas d'alliés, mais meilleure que des alliés ») qui « ne s'interdit aucun domaine de coopération » contre les États-Unis. Notamment par rapport à Moscou dont on sait que Delhi est très dépendante, notamment pour ses approvisionnements en gaz et pétrole et en armements ?
La relation sino-russe est un réel sujet de préoccupation pour l’Inde. C'est peut-être la première fois que ces deux pays sont sur le point de reformer une alliance, ce qui réduit considérablement l'autonomie stratégique de l'Inde. L’Inde n’a pas le pouvoir de changer totalement ou de contrer cette situation, mais elle fera tout ce qu’elle peut pour cultiver ses relations avec la Russie et l’empêcher de devenir complètement un partenaire junior de la Chine. La Russie est un pays fier et on ne peut pas s’attendre à ce qu’elle soit satisfaite de la situation actuelle, mais elle est impuissante face à l’Occident et dépend donc de la Chine. Mais la Chine n’est pas non plus très satisfaite de l’entrée en guerre des soldats nord-coréens aux côtés des Russes, ce qui fait qu’une dynamique complexe se développe.
Comment définiriez-vous la politique conduite par le Premier ministre Shri Narendra Modi sur le plan intérieur comme extérieur ? Au plan domestique, M. Modi semble s'inspirer du modèle de développement chinois qui lui a plutôt bien réussi pendant ces trente dernières années (un peu moins à présent alors que Xi Jinping donne la priorité au secteur étatique contre le secteur privé), l'Inde est engagée sur une voie de rattrapage de l'économie chinoise, avec un PIB qui aujourd'hui est largement supérieur à celui de la Chine. Sa population a dépassé en nombre celle de la Chine qui connaît une décroissance démographique à cause de sa politique de l'enfant unique (depuis abandonnée), sa population vieillit alors que celle de l'Inde est majoritairement jeune. L'Inde vers laquelle se tourne de plus en plus d'investissements étrangers pourrait-t-elle selon vous rattraper la Chine ou s'affirmer de plus en plus comme un concurrent de cette dernière ?
Modi, sur le plan interne, a certainement tenté de reprendre les rênes du BJP. Mais la presse occidentale a fait preuve de préjugés à son égard en parlant de « recul démocratique », etc. La plupart des Indiens ne sont pas d’accord avec cette analyse. En outre, les dernières élections, qui n’ont pas donné une majorité complète à Modi, sont la preuve que la démocratie indienne est bien vivante et sait se rebiffer. En comparaison avec la Chine, je pense franchement que l’Inde a beaucoup de retard à rattraper. Le PIB de l'Inde est de 4 000 milliards de dollars, celui de la Chine de 18 000 milliards, c’est donc vraiment sans aucune comparaison. Je pense que l’Inde suivra sa propre trajectoire de développement, qui n’imitera peut-être pas nécessairement celle de la Chine. Ce sera l’ « India Way », dont parle dans son livre le ministre des Affaires étrangères Jaishankar. Les Chinois font face à deux scénarios cauchemardesques : (a) Le premier, ils ne veulent pas que le PCC (Parti Communiste Chinois) subisse le même sort que le Parti Communiste Soviétique sous Gorbatchev. (b) Le second, si l’Inde réussit d’une manière ou d’une autre, alors les gens du peuple en Chine pourraient se poser la question suivante : si l’Inde peut réussir en tant que démocratie, pourquoi pas la Chine ? Et cela pourrait alors poser un problème au PCC.
La « plus grande démocratie du monde » se voit adresser de la part des démocraties occidentales des critiques pour la « dérive autoritaire » qui serait conduite par M. Modi, critiqué par certains médias et universitaires pour son autoritarisme et faire la promotion de « l'hindutva » (hindouité/indianité) dirigée contre la population musulmane indienne. Ces critiques sont-elles selon vous fondées ? Quel avis formez-vous au sujet de la politique menée par le Premier ministre qui vient d'obtenir un troisième mandat mais en perdant sa majorité à la Lok Sabha (Chambre basse) ?
Les critiques adressées par l’Occident contre Modi et son « hindutva » sont franchement exagérées et sans fondement et je les rejetterais personnellement d’emblée. Oui, Modi est un leader fort, mais l’Inde aime les dirigeants forts comme l’était Indira Gandhi avant lui. L’Occident ne comprend pas cela. Comme pour tous les dirigeants démocrates, de nombreuses personnes en Inde aiment sa politique et d’autres non. C’est ça la démocratie.
Depuis la partition en 1947 entre l'Inde et le Pakistan, les relations entre les deux pays ont connu des hauts et des bas, et même plutôt des bas du fait des affrontements meurtriers qui ont lieu au cours des décennies qui ont suivi. Comment qualifierez-vous l'état des relations entre Delhi et Islamabad aujourd'hui ? Et l'avenir des relations entre deux pays dotés de l'arme nucléaire ? Le fait que les Taliban se soient emparé du pouvoir en Afghanistan et contrôlent désormais ce pays après le départ précipité des troupes d'occupation américaines constitue-t-il un facteur de préoccupation pour votre pays ? Le risque d'attentats terroristes contre votre pays est-il plus grand ? Comment l'Inde entend gérer cette nouvelle donne dans son voisinage immédiat ?
Les relations de l’Inde avec le Pakistan sont au plus bas. Ce gouvernement ne reprendra pas langue avec le Pakistan tant que ce dernier ne mettra pas complètement fin au terrorisme en tant qu’instrument de sa politique. Il y a actuellement certains changements au Pakistan, donc un rapprochement entre nos deux pays pourrait se produire dans le futur. Mais il est difficile de prédire combien de temps cela prendra. La prise de contrôle de l’Afghanistan par les Taliban n’a pas joué en faveur du Pakistan, comme ce pays l’avait espéré. L’Inde quant à elle procède à des ouvertures subtiles en direction des Taliban. L’Afghanistan est un voisin trop important pour que l’Inde puisse l’ignorer complètement. Je pense que Delhi estime que la menace terroriste contre l’Inde demeure, mais qu’elle a probablement diminué. Cela peut également être dû au fait que l’actuel gouvernement Modi est considéré comme fort et ne restera pas silencieux, comme cela a été le cas pour gouvernement indien en 2008 après que le Pakistan a mené des attaques terroristes meurtrières contre Mumbai.
La France soutient l'entrée de l'Inde au Conseil de Sécurité des Nations Unies. Quels sont selon vous les obstacles qui empêchent cette entrée ? Ne pensez-vous pas qu'elle serait utile dans la situation actuelle où le contexte international se voit bouleversé par l'agression russe de l'Ukraine et la crise au Moyen-Orient et pourrait encore se dégrader avec l'entrée en jeu de la Corée du Nord et de l'Iran en particulier ? L'inde remet-elle en cause comme c'est le cas de la Russie et de la Chine l'ordre international ? Comment se positionne-t-elle par rapport au « sud global », un ensemble de pays très hétérogène dont la Chine et la Russie semblent vouloir constituer un bloc contre les démocraties occidentales, les États-Unis en premier ?
La France est peut-être sincère lorsqu’elle affirme que l’Inde devrait devenir membre permanent du Conseil de sécurité de l’ONU. Mais d’autres pays n’en parlent que pour la forme et l’Inde en est consciente.
Cela dit, la Chine est probablement le pays qui est résolument opposé à l’adhésion de l’Inde au Conseil de sécurité en tant que membre permanent. Du point de vue de Pékin, une telle adhésion ternirait l’éclat de la Chine en tant que seul pays asiatique au Conseil de sécurité. Dans un monde incertain, rendu encore plus imprévisible avec la réélection de Trump à la présidence, la relation franco-indienne revêt une grande importance et pourrait être un facteur de stabilité mondiale.
La fin de la guerre en Ukraine est importante pour l’Inde, car nous voulons que l’UE et la France jouent pleinement leur rôle légitime dans la création d’un monde véritablement multipolaire.
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Mohan Kumar
L’ambassadeur Mohan Kumar a passé 36 ans au sein du ministère indien des Affaires extérieures et a occupé divers postes diplomatiques à Genève, Paris, Colombo, Belgrade et Rabat. Il a été le principal négociateur de l’Inde au GATT, puis à l’OMC à Genève. Il a été ambassadeur de l’Inde en France basé à Paris de 2015 à 2017. Depuis sa retraite, il est doyen/professeur de l’O.P. Jindal Global University à Sonipat, en Inde. L’adresse de sa page internet [lien].