
Jean-Raphaël Peytregnet : Alors que le premier semestre 2025 est terminé, il apparaît de plus en plus évident que le marché de consommation chinois s'est installé dans une nouvelle réalité caractérisée par une croissance de la consommation à un chiffre. Invoquant le manque de confiance des consommateurs chinois et leur comportement de baisse de prix, les analystes de marché continuent de soulever une série de questions complexes : les poches de croissance se sont-elles rétrécies ? La baisse de confiance a-t-elle freiné les intentions de dépenses ? Au vu de ce que vous avez pu observer, quelles réponses apportez-vous à ces questions ?
Zhang Zhulin : Effectivement, de nombreux experts économiques s’interrogent sur le rétrécissement des poches de croissance chinoise, bien que la deuxième économie mondiale ait livré une croissance encourageante sur les six premiers mois de l’année, de 5,3 %, meilleure que les diverses prévisions.
Si Pékin vise la consommation comme l’un de ses principaux leviers économiques, les données publiées par la Bank of China font penser à une autre perspective : une augmentation assez spéculaire de l’épargne. Au premier semestre 2025, le solde des dépôts des ménages a dépassé 162 202 milliards de yuans, une hausse de 7,4 %, soit 10 700 milliards de yuans de plus qu’en début d’année. Par contraste frappant avec l’expansion continue de l’épargne, ce sont les taux d’intérêt sur les dépôts qui connaissent actuellement un nouveau cycle de baisse. Cela indique que la population a davantage tendance à épargner qu’à investir ou à consommer, afin de faire face aux incertitudes économiques à l’avenir. Ces données répondent également à votre seconde question.
Oui, la baisse de confiance a déjà un impact fort sur les dépenses des ménages ou des entreprises.
Regardons les indices PMI, un indicateur économique important utilisé pour mesurer la santé économique. En juillet, les trois principaux indices PMI, du secteur manufacturier, de la construction et des services, ont connu une baisse significative. Celui du secteur manufacturier a reculé pour le quatrième mois consécutif, à 49,3, en dessous du seuil de 50, ce qui indique une contraction de l’activité du secteur. De plus, l’indice des nouvelles commandes dans ce secteur est descendu à 49,4 %, soit un recul de 0,8 % par rapport au mois précédent (juin), tandis que les nouvelles commandes à l’exportation ont également continué à se contracter (47,1 %), reflétant un affaiblissement simultané de la demande intérieure et extérieure.
Même si Pékin a lancé une série de mesures visant à stimuler la dépense, comme des subventions pour le renouvellement des équipements et des biens de consommation, la baisse des acomptes pour les achats immobiliers, etc., ces dernières ne résolvent pas le fond du problème : la faiblesse des revenus salariaux et l’insuffisante protection sociale. En 2022, les revenus salariaux des Chinois ne représentaient que 24 % du PIB. Ce pourcentage est non seulement loin derrière le niveau américain, qui était de près de 57 %, mais aussi inférieur aux pays dont le niveau de développement est comparable à celui de la Chine (autour de 40 %).
En outre, la population a été traumatisée par la gestion drastique de l’épidémie de Covid-19. Il en a certainement résulté des conséquences psychologiques. Le rétablissement de la confiance nécessitera du temps. En attendant, ce manque de confiance, au niveau politique ou économique, a entrainé l’économie chinoise dans un cercle vicieux. Cela peut expliquer pourquoi en période post-Covid il n’y a pas eu de « rattrapage de la consommation » (报复性消费), tant attendu par les autorités chinoises.
Annonçant un changement radical, le Premier ministre Li Qiang a déclaré dans son rapport de travail devant les « Deux assemblées » (Liang hui 两会) que la priorité absolue pour 2025 allait être de « stimuler vigoureusement la consommation », reconnaissant que l'économie nationale marchait au ralenti, avec une tendance désinflationniste qui persiste et continue d'handicaper fortement l’économie chinoise.
Les autorités chinoises seront-elles à votre avis en mesure de se donner les moyens ou auront-elles la capacité d’atteindre cet objectif a priori ambitieux, à plus forte raison dans le contexte d’un presque découplage amorcé de part et d’autre entre la Chine et les États-Unis, par ailleurs aggravé par les hausses tarifaires appliquées par les autorités américaines sur les produits chinois (automobile, électronique, acier, aluminium, etc. pour ne citer que les principaux) ?
À plusieurs reprises, le premier ministre chinois Li Qiang a affiché la volonté du pouvoir central chinois de « promouvoir la demande intérieure, stimuler la consommation ».
Le 15 avril, lors d’une rencontre avec des entreprises à Pékin, Li Qiang a encore mis en avant cette volonté. Le document officiel évoque une augmentation du salaire minimum. Mais en même temps, paradoxalement, dans de nombreux secteurs, des employés se plaignent plutôt d’une baisse de leur rémunération. Le président chinois Xi Jinping lui-même a réitéré, depuis quelques années, que ce qui le préoccupe le plus, c’est « cette partie de la population en difficulté ». En mars, lorsque Pékin a annoncé une majoration mensuelle de 20 yuans (2,44 euros) de la pension des agriculteurs ruraux âgés, cette somme dérisoire a été moquée par l’opinion publique. Par exemple, dans la province du Hubei, au centre-est du pays, cette pension mensuelle était de 172 yuans, soit à peine 21 euros.
« En arrivant à 192 yuans, c’est suffisant pour qu’un agriculteur puisse déguster une fondue », une profusion de ce genre de critiques sur les réseaux sociaux a conduit à une censure complète des commentaires sur la toile. De nombreux Chinois craignent que la promesse de leur Premier ministre ne soit pas suffisamment tenue, comme dit le proverbe : « beaucoup de tonnerre mais peu de pluie » (雷声大雨点小), soit beaucoup de paroles mais peu d’actions. Pourtant, Pékin a clairement indiqué que 300 milliards de yuans d’obligations gouvernementales spéciales seraient consacrés à subventionner le renouvellement de biens privés, comme l’électroménager ou l’automobile. Cette somme énorme à première vue est faible pour un pays dont le PIB annuel est de 140 000 milliards de yuans.
Il ne faut pas oublier cette partie non négligeable de Chinois qui ont un pouvoir d’achat très faible : 600 millions d’entre eux n’ont qu’un revenu mensuel moyen d’environ 1 000 yuans, soit 120 euros. Cette révélation faite en 2020 par Li Keqiang, Premier ministre à l’époque (depuis évincé par le pouvoir puis décédé), a bouleversé l’opinion. Même les Chinois n’étaient pas conscients de cette population invisible.
Dans la guerre commerciale sino-américaine, comme vous le citez, le gouvernement et les médias chinois ont avancé la qualité de « résilience » du peuple chinois, ce qui sous-entend que les Chinois peuvent supporter une situation économique beaucoup plus grave, sans risque de provoquer de grands mouvements sociaux comme en Occident, si le pays s’engage dans une guerre commerciale à long terme. Si cette qualité est vantée par Pékin comme un atout, est-ce que cela veut dire que cette « priorité absolue », selon Li Qiang, doit céder la place à d’autres objectifs prioritaires ? Comme le dit Lew Mon-hung, un entrepreneur hongkongais souvent qualifié de « pro-Pékin », sur la crise économique en Chine, « le fond du problème est d’abord politique. »
Selon une étude du cabinet international de conseil en stratégie McKinsey, l’attitude prudente qui persiste au sein des consommateurs chinois serait largement encouragée par leurs craintes et incertitudes concernant les perspectives économiques et financières ayant trait en particulier à la sécurité de l’emploi et à la forte dépréciation de leurs biens immobiliers dans lesquels la population avait beaucoup investi au cours de ces dernières années dans une démarche spéculative. Faites-vous la même analyse ?
Le décalage sur les chiffres économiques entre les données officielles et celles des économistes est, parfois, assez saisissant. En août 2023, lorsque le taux du chômage des jeunes de 16-24 ans a grimpé à 21,3 %, les autorités chinoises ont décidé de suspendre la publication du taux de chômage par tranches d’âge. Or, si l’on en croit la version de Zhang Dandan, professeure associée d’économie à l’Institut national de recherche sur le développement de l’université de Pékin, le taux réel du chômage des jeunes serait de 46,3 %. Quant au taux d’emploi des diplômés universitaires chinois en 2024, les chiffres officiels prétendent qu’il serait de 56 %, mais d’après Ding Xueliang, professeur émérite de l’Université des sciences et technologies de Hong Kong, au moins 60 à 70 % des anciens étudiants diplômés entre 2020 et 2024 n’auraient pas réussi à décrocher un emploi, soit déjà une « armée de 30 millions » de chômeurs. De même sur la croissance économique. En décembre 2018, un an avant le Covid, où l’économie chinoise n’était plus à deux chiffres de croissance, le Bureau national des statistiques annonçait encore une croissance du PIB de 6,5 %. Or, dans un discours, Xiang Songzuo, sous-directeur du Centre de recherche monétaire internationale de l’Université Renmin à Pékin, et ancien économiste en chef de la Banque agricole de Chine, révélait qu’une estimation faite par un « groupe de chercheurs d’une institution de tout premier plan » aboutissait à une croissance étonnamment basse, de 1,67 %. Cette information a évidemment été censurée en Chine.
Quant à la sécurité de l’emploi, sans compter les grandes vagues de licenciements de ces dernières années qui ont frappé de nombreux secteurs, les salariés sont constamment confrontés à ce mal endémique : une fois dépassé le « seuil de 35 ans » (35 岁门槛), retrouver un travail devient presque impossible.
Cette discrimination fondée sur l’âge frappe notamment les personnes qualifiées. Cela peut expliquer en partie la raison pour laquelle le nombre de livreurs et de chauffeurs de VTC n’a cessé d’augmenter, dépassant respectivement 10 et 7,5 millions dans le pays en 2025, malgré l’absence de protection sociale du métier. Ces métiers mal payés et instables, professions indépendantes, appelés par Pékin « emplois flexibles » (灵活就业), sont les plus importants « réservoirs » de chômeurs, qui ont désormais absorbé plus de 200 millions de travailleurs, soit environ un tiers de la population active. Et comme le constatent de nombreux médias, y compris officiels, ces « réservoirs » sont désormais saturés. Fin 2024, un sondage du cabinet McKinsey a révélé que près d’un résident urbain chinois sur deux estimait que la situation sur le marché de l’emploi était grave.
Quant à l’industrie immobilière, jadis l’un des piliers du développement économique, celle-ci s’est transformée en véritable boulet. Elle devrait nécessiter cinq voire dix ans pour retrouver la santé selon des observateurs. Cette industrie exsangue est illustrée par la liquidation de l’empire du groupe Evergrande, l’un des plus grands promoteurs immobiliers chinois. Ses dettes, qui s’élevaient à 2 400 milliards de yuans, soit 2 % du PIB en 2020, sont à peu près égales à la dette publique du Portugal. Ses déboires financiers ont bouleversé le secteur, en laissant derrière lui des « bâtiments inachevés » partout en Chine.
Ces derniers, estimés à plus de 20 millions d’appartements, concernent des millions de propriétaires. Ceux-là, qui ont acheté leur bien sur plan, doivent pour certains d’entre eux continuer à rembourser leur crédit bancaire pour un appartement dont ils ne peuvent pas prendre possession. Le problème est qu’Evergrande n’est pas le seul acteur malade de ce secteur. Country Garden, autre mastodonte, est également en très mauvaise posture. Quels impacts pour les familles qui y ont investi à perte ? Le scénario est inimaginable.
Même si la confiance reste faible et que les niveaux de sentiment varient selon les groupes de consommateurs chinois, ces derniers semblent adapter leurs comportements de consommation à la nouvelle réalité de l'environnement économique plus difficile d'aujourd'hui. Qu’en pensez-vous ?
Oui, les consommateurs chinois s’adaptent forcément, ils n’ont pas vraiment le choix non plus. Dans un groupe WeChat, un Chinois de Hangzhou qui travaillait dans une grande entreprise déplore, alors qu’il pouvait auparavant consommer quotidiennement chez Starbucks, de devoir aujourd’hui se contenter de Luckin Coffee, une chaîne locale moins chère.
Les Chinois appellent ce changement d’habitude de consommation orientée vers un produit de basse gamme : « déclassement de la consommation » (消费降级).
Dans la restauration, un cercle vicieux semble s’être installé. Le manque de confiance en l’avenir économique, et la baisse des rémunérations, ont conduit à un changement du mode de consommation : moins cher. Dans ce contexte, pour de nombreux restaurateurs, il n’y a que deux options : soit baisser les prix, soit mettre la clef sous la porte. Cette situation peut expliquer pourquoi ces deux dernières années, de nombreuses boulangeries à 2 yuans (0,24 euro) ont poussé comme des champignons, des restaurants de fondue proposent des plats à seulement 9,9 yuans, des restaurants haut de gamme, jadis très prisés, ferment les uns après les autres. En 2024, près de trois millions de restaurants ont fermé, soit 8 000 fermetures d’entreprise chaque jour. Ces chiffres donnent le vertige. Cette recherche toujours orientée vers les prix bas, décrite par certains observateurs par l’expression « boire du poison pour étancher la soif », risque d’aboutir à une impasse perdant-perdant. Ces derniers temps, même les consommateurs ont vivement réagi à la baisse des prix significative des médicaments. En 2024, par des « achats centralisés » (集中采购), les autorités chinoises ont réussi à réduire le prix de 435 médicaments répertoriés. Certains médicaments ont vu leur prix baisser de 90 %. En apparence, il s’agit d’une bonne nouvelle pour la population. Cependant, même des journaux sérieux, comme Xin Jingbao, ont appelé à cesser cette compétition des prix qui risque d’impacter l’efficacité des produits vendus. Récemment, le secteur automobile, considéré par le gouvernement chinois comme l’un des relais de développement de son économie, a lui aussi été entraîné par cette compétition des prix, face à une consommation morose. Des spécialistes chinois ont averti des conséquences désastreuses de ces baisses sur l’industrie.
Cette crainte s’est déjà concrétisée dans l’industrie électroménagère. Le 5 août, Dong Mingzhu, présidente du groupe Gree Electric, a dénoncé cette guerre guidée par les prix, accusant les entreprises de son secteur de ne plus chercher à avancer technologiquement mais à tromper les consommateurs avec des prix attractifs.
Lorsqu’un pays entre en déflation, l’une des solutions est de stimuler la demande intérieure. Si ces derniers temps, les autorités chinoises ont rappelé, à plusieurs reprises, aux secteurs économiques de cesser cette compétition des prix, pour ne pas s’enfoncer dans le piège de la déflation, elles ne semblent pas avoir réussi jusqu’à maintenant à enrayer ce phénomène. De plus, Pékin aura aussi à résoudre les problèmes de surcapacités.
Peut-on dire que les consommateurs chinois fondent de plus en plus leurs décisions d’achat sur des critères « durs » comme la valeur de leurs biens personnels ou leurs revenus – qui ont par ailleurs subi d’importantes baisses au niveau des salaires, plutôt que sur des critères « mous » comme leur niveau de confiance ?
C’est exact. D’ailleurs, le terme « ping Ti » (平替, alternative par des produits à prix abordable) est devenu l’un des nouveaux vocabulaires les plus populaires des jeunes Chinois ces derniers temps. Vu d’Occident, les « ping Ti » sont des copies de produits de luxe, qui reproduisent des designs et des finitions haut de gamme. Pour les Chinois, c’est la recherche d’un meilleur rapport qualité-prix. Surtout, il s’agit d’un nouveau genre d’imitation, mais sans logo, avec la même qualité des marques de luxe. Le Quotidien de la jeunesse chinoise a qualifié cette ruée vers les « ping Ti » des jeunes consommateurs de « choix de consommation plus détendu ». Certes, les Chinois sont toujours attirés par les grandes marques internationales, mais ils ne veulent pas toutefois s’engouffrer dans des difficultés financières. Un rapport de « eMarketer » montrait que près de 71% de la GenZ préféraient acheter les « Ping Ti » des marques de luxe.
Cela explique le foudroyant succès de marques comme Shein. Le « Ping Ti » ne se limite pas au prêt-à-porter, son champ s’élargit aux collations, cafés, à l’électroménager, et même aux automobiles, etc. La considérable amélioration de la qualité des produits et du design « Made in China », certains produits chinois comme les smartphones et les voitures électriques occupent une place de premier rang au niveau mondial, sont des facteurs importants de ce changement de mode de consommation.
Toujours selon le cabinet McKinsey, les consommateurs chinois prévoiraient une croissance nulle de la part de la consommation dans leur revenu, bien qu’en légère amélioration par rapport à la baisse de -0,5 % observée précédemment. Ces indicateurs positifs, bien que prometteurs, seraient tempérés par des attentes modestes concernant la croissance du revenu des ménages, que les consommateurs chinois prévoient en moyenne de 1,4 % en 2025, contre 2,5 % en 2024. Les résultats de cette étude vous semblent-ils correspondre à ce que vous avez pu vous-même observer ?
Oui, tout à fait. Les chiffres en provenance du secteur du tourisme sont révélateurs. Durant les quatre jours des vacances du 1ᵉʳ mai, 314 millions de voyages ont été enregistrés, des chiffres en forte progression, 61% de plus par rapport à ceux de 2019. Si le nombre de voyageurs a considérablement augmenté, les dépenses par personne n’ont été que de 574 yuans, soit moins que celles de 2019 qui étaient de 603 yuans.
De plus, les résultats de mai 2025 sont, en partie, le fruit d’efforts de nombreux gouvernements locaux qui ont distribué des bons d’achat touristiques afin d’attirer les touristes. Si la province du Qinghai (ouest du pays) a dépensé 30 millions de yuans, celle du Henan (centre) a consacré un budget de plus du double au tourisme, soit 68 millions de yuans.
Les données publiées par Meituan, société spécialisée dans les réservations et livraisons liées à la restauration, ont montré une chute de 23% en un an des dépenses moyennes de leurs clients. Quant à Feizhu (Fliggy), site de réservation touristique chinois, il a confirmé que le nombre de voyageurs de type « routard », trains de nuit en sièges durs, et chambres dortoir en auberges de jeunesse, a flambé de 187 % en un an. Ce sont les nouvelles caractéristiques de la consommation actuelle en Chine : les Chinois sont prêts à dépenser, mais ils regardent plus que jamais les prix.
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ZHANG Zhulin, journaliste à Courrier International, membre du Comité éditorial d’Asia Magazine, auteur du livre « La société de surveillance made in China », éditions de l’Aube.