
Par Céline Pajon
Quand Donald Trump a remporté l’élection présidentielle à Washington en novembre 2024, Tokyo était assez confiant dans sa capacité à gérer la relation avec l’irascible républicain. Après tout, son premier mandat n’avait pas été si préjudiciable au Japon, notamment grâce au leadership du Premier ministre Shinzo Abe, qui avait su instaurer une relation de confiance avec le président et faire preuve d’un fort activisme diplomatique.
La relation nippo-américaine s’en était même trouvée renforcée, et le Japon avait su jouer un rôle moteur face aux remises en cause trumpiennes du multilatéralisme et de l’ordre international fondé sur des règles, à travers la promotion d’un « Indo-Pacifique libre et ouvert », la mise en place de l’accord commercial CPTPP (Comprehensive and Progressive Agreement for Trans-Pacific Partnership) et en resserrant ses liens avec des partenaires partageant les mêmes valeurs, notamment les pays européens.
À cette époque, alors que la guerre en Ukraine n’avait pas encore bouleversé l’ordre international, Tokyo espérait que la présidence Trump ne serait qu’une parenthèse, avant que les États-Unis ne retrouvent rapidement leur cap. Trump 2.0 s’est révélé beaucoup plus brutal.
Au Japon, le Premier ministre Ishiba, en fonction depuis septembre 2024 ne bénéficie ni du charisme ni de la légitimité d’Abe. Alors que la rivalité avec la Chine demeure la priorité de la nouvelle administration américaine, Tokyo s’est efforcé de s’afficher comme un partenaire stratégique clé pour Washington, fort des réformes de défense historiques annoncées en décembre 2022, incluant le doublement du budget militaire - de 1 % à 2 % du PIB d’ici 2027 - et l’acquisition sans précédent d’une capacité de contre-attaque. Pourtant, l’archipel, comme les autres alliés et partenaires, n’a pas échappé à l’imposition de droits de douane prohibitifs ni aux pressions pour accroître ses engagements en matière de défense. Malmené par un allié dont la crédibilité s’effrite, et choqué de le voir s’écarter des principes fondamentaux du droit international en plaidant pour l’expansion territoriale, Tokyo s’interroge.
Le débat sur une autonomisation accrue prend une ampleur inédite. De quelles marges de manœuvre peut disposer le Japon, alors qu’il reste étroitement lié aux États-Unis par son traité de sécurité ?
Le Japon malmené par son allié
Dans un premier temps, Tokyo semble obtenir les garanties de sécurité recherchées. En février 2025, la rencontre entre le Premier ministre Ishiba et Donald Trump à Washington se déroule dans un climat cordial, les dirigeants « affirmant leur détermination à instaurer un nouvel âge d’or dans les relations nippo-américaines ». En mars, le secrétaire à la Défense Pete Hegseth confirme lors d’une visite à Tokyo la mise en place d’un commandement interarmées pour les forces américaines stationnées au Japon et destiné à s’articuler avec le tout récent Joint Operations Command japonais (JJOC). Cette nouvelle organisation élève encore le niveau de coordination et d’intégration bilatérale.
Pourtant, la pression s’accroît rapidement. Washington exige du Japon un effort de défense supplémentaire, tout en lui imposant des tarifs douaniers prohibitifs.
Déjà engagé dans un doublement historique de son budget militaire, le Japon accueille très froidement les déclarations d’Elbridge Colby, sous-secrétaire à la Défense chargé de la politique, appelant à porter l’effort de défense à 3,5 % du PIB, d’autant que dans le même temps Washington impose 24 % de droits de douane sur les exportations japonaises vers les États-Unis, son deuxième marché après la Chine.
L’impact est particulièrement sévère pour l’automobile, secteur qui représente plus de 36 % des exportations nippones vers le marché américain. Après de laborieuses négociations, Tokyo doit accepter le 22 juillet un compromis amer : des taxes douanières à 15 %, assorties de la promesse de 550 milliards de dollars (471 milliards d’euros) d’investissements nippons dans des projets américains. Malgré l’accord, les droits de douane sur l’acier et l’aluminium restent eux fixés à 50 %. En réaction, le Japon adopte une posture inhabituelle de fermeté. En juin, il décide de reporter la réunion « 2+2 » prévue avec les Secrétaires d’Etat américains aux Affaires étrangères et à la Défense.
Cette décision vise également à préserver un gouvernement Ishiba déjà fragilisé : après avoir convoqué des élections anticipées en octobre 2024, le Premier ministre perd sa majorité absolue à la Chambre basse et échoue à conserver celle de la Chambre haute lors des élections du 20 juillet 2025. Ce scrutin est marqué par l’émergence de forces populistes, notamment le Sanseito, qui prônent une idéologie « Japan First » en réaction aux pressions américaines.
La « dissonance cognitive » [1] de l’administration Trump alimente le malaise. Tout en affirmant que la Chine reste sa priorité stratégique, Trump adopte une posture révisionniste sur la souveraineté territoriale, comme l’illustrent ses déclarations sur le Groenland et le Panama. Le vote américain du 24 février 2025 à l’Assemblée générale des Nations unies contre une résolution condamnant l’agression russe en Ukraine, symbolise pour Tokyo l’abandon par Washington de son rôle traditionnel de garant de l’ordre international libéral.
Les conditions d’une autonomisation
Face aux risques d’abandon et à l’érosion de la crédibilité de la dissuasion américaine, le Japon poursuit et intensifie sa stratégie de hedging engagée de longue date, via le renforcement progressif de ses capacités de défense propres, un rééquilibrage des rôles au sein de l’alliance, et la mise en place d’un réseau de partenaires stratégiques américano-compatibles, visant à arrimer durablement les États-Unis en Asie tout en ouvrant des voies de coopération complémentaires pour l’archipel.
En décembre 2022, face à la dégradation rapide de son environnement de sécurité et aux tensions croissantes avec un triple front nucléaire et autoritaire (Chine, Russie, Corée du Nord), le Japon entérine un tournant majeur de sa posture de défense.
Le doublement du budget militaire, l’acquisition d’une capacité de contre-attaque inédite, le renforcement des moyens spatiaux, cyber et de guerre électronique, ainsi qu’une meilleure intégration multi-domaines et interarmées visent à accroître la préparation opérationnelle et la dissuasion.
Cette normalisation militaire suppose toutefois une intégration renforcée avec les forces américaines, Tokyo restant dépendant de la chaîne de frappe (kill chain) de son allié pour l’emploi de ses nouvelles frappes à distance. Ainsi, plus capable militairement, le Japon devient aussi plus étroitement lié à son allié américain [2].
La diversification des partenariats de sécurité en Asie et en Europe ne saurait représenter une alternative crédible à l’alliance, mais permet de relativiser la dépendance du Japon à l’égard des Etats-Unis.
Les engagements de défense du Japon ont connu une évolution spectaculaire, avec l’Inde, la Corée du Sud (sommet trilatéral Japon-Corée du Sud-États-Unis à Camp David en 2023 et première déclaration conjointe entre Tokyo et Séoul depuis 17 ans après la rencontre Ishiba-Lee Jae-Myung en août 2025), les Philippines (pacte de défense signé en juillet 2024) et l’Australie (quasi-alliance et annonce de la vente de frégates Mogami en août 2025).
On observe également un approfondissement de la coopération de sécurité entre le Japon et l’Europe (Union européenne-UE, et Etats membres), notamment en matière d’industrie et technologies de défense – le dernier sommet UE–Japon en juillet 2025 y est consacré. Autre exemple, le programme GCAP qui voit le Japon développer un avion de chasse supersonique avec l’Italie et le Royaume-Uni. La coopération avec l’Europe joue un rôle central dans la préservation du multilatéralisme et de l’ordre international fondé sur des règles, notamment en matière de libre-échange.
Le Japon s’est ainsi félicité d’un rapprochement annoncé entre l’UE et le CPTPP. La sécurisation des chaînes d’approvisionnement, le maintien de conditions de libre-échange stables et la promotion de normes ambitieuses en matière commerciale, mais aussi sur les questions numériques et liées à l’intelligence artificielle figurent également au cœur de la stratégie japonaise visant à réduire sa vulnérabilité vis-à-vis des États-Unis. Cette démarche pragmatique du Japon, visant à accroître ses marges de manœuvre de façon graduelle, apparaît comme la plus réaliste et efficace dans le contexte actuel. C’est elle qu’il convient de suivre, plutôt que de se focaliser sur une éventuelle acquisition d’une capacité nucléaire par Tokyo pour garantir une indépendance totale. Si le tabou nucléaire est aujourd’hui dépassé, au moins dans le débat public, l’étude de l’option nucléaire n’est pas sur la table. La priorité reste pour le Japon de renforcer la crédibilité de la dissuasion étendue fournie par son allié américain, y compris par des échanges plus réguliers et informés. Les experts les plus audacieux plaident pour un assouplissement des trois principes non nucléaires, afin de permettre à l’avenir des escales pour des sous-marins armés de missiles nucléaires ou encore une éventuelle participation des Forces d’autodéfense aux missions de dissuasion américaine [3]. Mais cela reste de l’ordre du débat d’idées.
L’alliance avec les États-Unis, longtemps considérée comme le pilier indéfectible de la sécurité du Japon, apparaît désormais fragilisée et instrumentalisée par Trump comme un simple levier de négociation. Le débat sur une autonomisation accrue de la posture stratégique nippone prend ainsi une ampleur inédite. Lors de son discours au Shangri-La Dialogue, en mai dernier, le ministre de la Défense Gen Nakatani devient le premier membre d’un gouvernement japonais à évoquer publiquement le concept d’autonomie stratégique. Le Japon est entré dans l’alliance pour des intérêts bien compris – l’alliance doit permettre une dissuasion efficace et la permettre prospérité du pays – et y restera à ces mêmes conditions.
[1] Ayumi Teraoka, « Strategy of Anchoring: Japan, the United States, and the International Order under Trump 2.0”, Asian Survey (2025) 65 (4-5): 666–701.
[2] Lotje Boswinkel, “Forever Bound? Japan’s Road to Self-defence and the US Alliance”, Survival: Global Politics and Strategy, vol. 66, no. 3, 2024.
[3] “Toward Improving the Effectiveness of Extended Deterrence in the Japan-U.S. Alliance - To make the "nuclear umbrella" be real”, Sasakawa Peace Foundation, juin 2025.
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Céline Pajon est responsable de la recherche sur le Japon et l’Indo-Pacifique au Centre Asie de l'Ifri. Elle coordonne également les activités sur l’Océanie. Céline est par ailleurs chercheuse senior à la Japan Chair de la Vrije Universiteit Brussels (VUB) et chercheuse internationale associée au Canon Institute for Global Studies (CIGS) à Tokyo. En 2016, elle a été invitée au JIIA, le Japan Institute of International Affairs, le think tank du Ministère des Affaires étrangères japonais. Diplômée de l’Institut de hautes études internationales et du développement de Genève et de Sciences Po Lyon, Céline a également étudié pendant deux ans au Japon, à l’Université de Waseda (Tokyo) et à l’Université d’Osaka