Les élections en Inde qui se termineront le 1er juin prochain verront très certainement une réélection du Premier ministre Narendra Modi et de son parti au pouvoir, le Bharatiya Janata Party (BJP), pour un troisième mandat de cinq ans. Certains sondages indiquent une victoire de plus de 62 % des sièges pour le BJP sur un total de 945 millions d'électeurs éligibles. Il s'agit du plus grand scrutin démocratique au monde pour une population de plus de 1,4 milliard d'habitants qui, d'ici 2050, comptera 300 millions de citoyens de plus que la Chine et dont plus de 40 % de la population sera âgée de moins de 25 ans. [1]
Selon les prévisions actuelles, le BJP pourrait remporter au moins 335 des 543 sièges directement élus à la chambre basse (Lok Sabha) du Parlement. Lors des dernières élections, les questions de sécurité nationale et le rôle des forces armées avaient été des éléments clés de la campagne électorale. Plusieurs autres questions semblent aujourd’hui prépondérantes et notamment celle du chômage avec un taux atteignant 45% chez les jeunes entre 20 et 24 ans, alors que le taux moyen au niveau national était de 8,7% l’année dernière. Dans les États agricoles comme le Pendjab et l'Uttar Pradesh, l'endettement croissant des agriculteurs a par ailleurs eu pour effet d'aggraver l’écart des richesses et de relancer des mouvements de protestation.
Le gouvernement a dans ce contexte fait de la mise en place d'un nouveau type de programme d'aide sociale (le nouveau « welfarisme ») un élément central de sa campagne - le Premier ministre ayant déjà augmenté les investissements dans la distribution publique de biens privés tels que les toilettes, les comptes bancaires ou les raccordements à l'électricité. La création d'un système d'infrastructure publique numérique a également permis de transférer de nombreux avantages et de subventionner directement les citoyens.
La continuité et le renforcement de ces programmes d'aide sociale constitue donc un enjeu important du scrutin en cours.
Dans l'ensemble, Modi s'est engagé à faire passer l’économie indienne de la cinquième à la troisième place mondiale s'il est réélu, alors que la croissance s’établit à environ 7,6 % au cours de la dernière année fiscale grâce au développement des industries manufacturières et à l’activité du secteur de la construction stimulé par les dépenses en infrastructures du gouvernement. De nombreux experts estiment que l’Inde pourrait à ce rythme devenir la troisième puissance économique après les Etats-Unis et la Chine d’ici 2027 sur une base nationale (ne prenant pas en compte l’Union européenne dans son ensemble). Les entreprises américaines comptent déjà plus de 1,5 million de travailleurs nationaux en Inde, plus que dans tout autre pays hors US alors que certaines sociétés américaines comme Apple ont choisi de recentrer une partie de leurs activités en Inde depuis 2021 afin de réduire leurs dépendances au marché chinois.
Le Premier ministre Modi jouit également d'une grande popularité en tant que défenseur du prestige national de l’Inde, un élément important pour comprendre le positionnement géostratégique du pays par rapport à la Chine, la Russie, les États-Unis et l'Europe. Dans ce contexte, la rencontre entre le Premier ministre indien et le Président français en Inde en janvier dernier constitue un point fort du partenariat stratégique entre les deux pays. La visite du Président Macron en Inde faisait suite à la présence de Narendra Modi en tant qu’invité d’honneur du défilé du 14 juillet 2023 – visite au cours de laquelle l’Inde et la France avaient choisi de dévoiler une feuille de route ambitieuse pour renforcer la coopération à l’horizon 2047, le centenaire de l’indépendance indienne. Une composante clé de ce partenariat repose sur le renforcement de la coopération bilatérale en matière de défense et de sécurité, avec un niveau de coopération industrielle qui pourrait même répondre à d’autres commandes plus importantes de pays amis dans l'Indopacifique.
La guerre en Ukraine a également confirmé cette tendance, l'Inde réalisant la nécessité de diversifier encore plus ses propres approvisionnements en matière de défense et de produire davantage de manière autonome. La réponse de l'Inde à l'invasion russe de l'Ukraine avait, en effet, été principalement motivée par des considérations économiques, puisque l'Inde est encore très dépendante des équipements russes en matière de défense : les importations en provenance de Russie représentaient 45% des importations dans ce domaine entre 2018 et 2022, contre 29% depuis la France et 11% en provenance des États-Unis. Vu de Delhi, cette proportion devrait baisser à terme puisque l'Inde refuse désormais les équipements de défense russes fabriqués à partir de composants chinois. De plus, la coopération avec la France en matière de défense, par comparaison à une coopération plus large avec l'Union européenne dans son ensemble, est toujours considérée comme l'évolution la plus susceptible de répondre aux besoins actuels de l'Inde en matière de sécurité à court et moyen terme, bien que Delhi continue aussi à regarder hors Union européenne vers le Royaume-Uni.
En donnant à l'Inde un blanc-seing sur sa politique ukrainienne, les Etats-Unis ont, quant à eux, prouvé à New Delhi qu’ils souhaitaient adopter ce que les diplomates américains appellent « une vision à long terme » de la relation.
En d'autres termes, Washington était prêt à ignorer les divergences avec l'Inde sur l’Ukraine tant que Delhi restait attaché à sa vision stratégique vis-à-vis de la Chine[2] privilégiant ainsi son rôle au sein du groupement Quad (Dialogue Quadrilatéral pour la Sécurité). L'Inde a en effet cherché à soigneusement maintenir sa relation avec la Russie, non seulement pour l’importation d’équipements de défense, mais aussi pour tenter d’influencer Moscou en cas de conflit potentiel entre New Delhi et Pékin. Pour l’Inde, la Chine est en effet la préoccupation stratégique la plus importante qui guide son analyse géopolitique globale. Cela est aussi vrai en termes économiques avec la volonté indienne d'éliminer progressivement tous les composants chinois de certaines de ses industries, en particulier dans les technologies stratégiques, y compris l'interdiction de nombreuses applications mobiles chinoises ou de matériel chinois dans le réseau de télécommunications 5G sur le territoire indien et la réduction des investissements des entreprises étrangères avec un actionnariat de source chinoise limité à 24%.
Tout ceci est particulièrement pertinent dans un contexte plus large de renforcement des relations de l’Inde avec la France et l’Union européenne. L’intensité croissante du partenariat France-Inde reflète la volonté d’une coopération renforcée à long terme, allant du changement climatique à l’intensification des échanges commerciaux et des coopérations technologiques, de la lutte contre le terrorisme et de la coopération dans la région indopacifique aux questions de défense et de sécurité.
Parmi les principaux accords signés en janvier dernier lors de la visite du président français en Inde, on notera donc la production conjointe d'hélicoptères destinés à des missions de combat et de reconnaissance. Airbus établira également la première chaîne d'assemblage d'hélicoptères civils « Made in India » en partenariat avec Tata Advanced Systems. Safran s’est montré prêt à transférer les technologies nécessaires pour la maintenance, la réparation et la révision des moteurs d'avions de combat multirôle Rafale. L'Inde et la France ont enfin signé un accord ambitieux en matière de défense spatiale qui pourrait conduire au lancement à terme de satellites militaires. L'objectif de cette coopération est de renforcer les capacités opérationnelles des deux pays y compris en matière de surveillance. Ces nouveaux partenariats sont aussi un élément clé dans la sécurisation des voies stratégiques de communication maritimes dans la région indopacifique.
Au cours de sa visite, le président français a également fait savoir aux responsables indiens que la France était prête à intensifier davantage sa relation avec leur pays dans la co-conception, le co-développement et la co-production des besoins de défense des forces armées indiennes, aidant ainsi l’Inde à acquérir une plus grande autonomie de production.
La France est déjà l'allié le plus fiable de l'Inde au Conseil de Sécurité des Nations Unies (CSNU) et cherche à se positionner comme un partenaire unique capable de coopérer non seulement sur des technologies de pointe comme le Rafale, mais aussi de fournir des solutions à son partenaire indien dans les besoins que celui-ci a exprimés en matière de sous-marins.
New Delhi a en effet prévu l'acquisition à terme de nouveaux sous-marins conventionnels et de six sous-marins nucléaires. Le contrat de location du sous-marin russe à propulsion nucléaire de classe Akula étant arrivé à échéance en 2021, la marine indienne ne dispose actuellement d’aucun sous-marin à propulsion nucléaire dans sa flotte et n'a donc pas encore la capacité entière de se projeter dans l'Indopacifique.
Pour combler cette lacune critique, le pays a entamé des discussions avec la France en explorant la possibilité de coopérer sur la construction des sous-marins nucléaires qui lui sont nécessaires.
Il reviendra à Paris de se positionner sur ce sujet sensible. En attendant, un protocole d'accord a été signé l'année dernière entre New Delhi et Paris pour la construction de nouveaux sous-marins conventionnels à Mumbai et à Kolkata qui pourraient également être destinés à l’export. Cette nouvelle donne signale une convergence croissante d'intérêts en matière de défense entre l'Inde et la France, en tant que partenaire européen et principal acteur dans l'Indopacifique.
Toutefois, l'Inde, la France et certains États membres de l'Union européenne devraient envisager des dialogues plus rapprochés pour discuter de l'environnement stratégique actuel dans la région et de la manière dont chacun y répond, y compris en incluant un volet technologique plus approfondi. Des structures institutionnelles pour de tels échanges existent déjà entre l’Inde et les Etats-Unis, mais il reste un fossé considérable à combler entre l'Inde et l'Europe.
La France pourrait en être le moteur. La réélection anticipée du premier ministre Narendra Modi assurera donc en ce sens une continuité politique intéressante pour le renforcement de ses politiques stratégiques avec la France.
[1] Cet article a été rédigé avant la publication des résultats des élections
[2] Pramit Pal Chaudhuri, Impact of War in the Ukraine, an Indian Perspective, Friedrich Neumann Foundation for Freedom, New Delhi, février 2023.
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Karine de Vergeron
Directrice associée du Global Policy Institute et chef de son programme Europe Membre du comité scientifique de la Fondation Robert Schuman, Paris Conseiller géopolitique auprès du comité de direction de grandes sociétés internationales Karine Lisbonne de Vergeron assure la direction du programme Europe du Global Policy Institute au sein duquel elle est également chercheure senior. Elle est l’auteur de nombreuses publications dans des journaux de recherche et de politique internationale. Elle a développé une expertise reconnue sur le thème de la place de l’Europe dans le monde, les relations UE- Inde, UE-Chine, l’Indopacifique ainsi que sur des sujets européens de défense et de culture. Auteure associée et membre du comité scientifique de la Fondation Robert Schuman à Paris, centre de recherche de référence oeuvrant en faveur de la construction européenne, elle a été aussi précédemment chercheure associée à Chatham House (l’Institut Royal des Affaires Internationales, Londres). Elle donne régulièrement des conférences et des cours, notamment à la LSE ou l’Académie diplomatique de Vienne, et a participé à plusieurs dialogues de haut- niveau sur l’Europe, l’Inde, la Chine et l’Indopacifique. Elle est intervenue comme experte pour le Service d’action extérieure européen, notamment sur le volet Inde-Union européenne, sur le développement de la culture dans les relations extérieures de l’Union européenne et sur le renforcement des échanges culturels UE-Chine, ainsi qu’auprès de la Commission des Affaires étrangères de l’Assemblée nationale. Avant de rejoindre le Global Policy Institute, elle a été Consultante Manager en conseil en stratégie chez Mars & Co. Elle est titulaire d’une distinction (prix spécial du jury) remise par le Ministre de la Culture en 2005. Karine est Docteure en sciences politiques, diplômée de la Grande Ecole HEC Paris, de la London School of Economics (MSc Relations internationales et Institut européen), de l’université de la Bocconi à Milan ainsi qu’en histoire de l’art (Paris 8). Elle est notamment l’auteure de: China-EU relations and the future of European soft power (LSE Ideas, 2015), L’Europe vue de Chine et d’Inde: nouvelles perspectives des grands émergents asiatiques (Fondation Konrad Adenauer, 2011), L’Art, avec pertes ou profit ? (Flammarion, 2009), France, European defence and NATO (2008), L’Europe vue de Chine, regards contemporains (Chatham House et Fondation Robert Schuman, 2007), L’Europe vue d’Inde, regards contemporains (Chatham House et Fondation Robert Schuman, 2006), ou de notes de référence dont Comparative Perceptions of the EU in the Indo-Pacific: India and Japan (JCES, 2024-2025), La coopération franco-allemande sera essentielle pour l’avenir de la poltique de sécurité européenne (CEPS, 2023), Improving EU-India Understanding on Russia and Central Asia (EU TTI, Commission européenne 2018-2020), L’Union européenne et l’Inde, de nouveaux enjeux stratégiques (Fondation Robert Schuman, 2021), La dimension stratégique des nouveaux enjeux commerciaux Europe, Etats-Unis, Brexit (Fondation Robert Schuman, 2017), India and the EU: what opportunities for defence cooperation ? (EUISS - European Union Institute for Security Studies, 2015).