Entretien Nouveaux Regards avec Paul Frèches

Propos recueillis par Jean-Raphaël Peytregnet

 

Jean-Raphaël Peytregnet : Vous êtes l'un des deux commissaires français de l’exposition « Chine, une nouvelle génération d’artistes » qui se tient actuellement au Centre Pompidou jusqu’au 3 février 2025. La dernière exposition, « Alors, la Chine ? » organisée par ce même musée, et elle aussi consacrée à l’art contemporain chinois, remonte à 2003. Pourriez-vous nous parler des spécificités de cette nouvelle exposition, notamment en comparaison avec celle d'il y a 20 ans ?

 

Paul Frèches : Pour moi ainsi que pour l’autre commissaire de l’exposition, Philippe Betinelli, Conservateur au Musée National d’Art Moderne (MNAM), cela a vraiment été l'un des éléments fondamentaux de notre réflexion initiale. Que pouvait-on apporter, 20 ans après cette exposition marquante, dans un monde tout à fait différent, où le Centre a depuis considérablement renforcé ses liens avec la Chine au travers de son partenariat avec le West Bund Museum Project à Shanghai ? Que pouvait-on raconter de nouveau ? Ce n'était pas une question simple. Lorsque nous nous la sommes posée, nous avons regardé ce qui s'était fait dans les différentes institutions muséales ayant eu une influence mondiale au cours de ces dernières années. Tout particulièrement, nous avons examiné ce qu'avait fait la Fondation Vuitton en 2016 et le Guggenheim Museum à New York en 2017. Quelle avait été la participation des artistes chinois dans des manifestations aussi importantes que la Biennale de Venise ou les Documenta à Cassel ? À la suite de ces interrogations, nous nous sommes rendu compte que les données avaient considérablement changé.

 

L’objectif ne pouvait être simplement pédagogique et de montrer au public français et européen qu'il existe une création contemporaine en Chine, puisque maintenant, tout le monde le sait. Cela a été, je pense, une des vertus de l’exposition « Alors, la Chine ? », d’éclaircir cette question, et de dire au public : regardez, la Chine est en train de se placer sur la carte internationale de l'art contemporain, de la création sous tous ses volets. « Alors, la Chine ? » était plus qu’une exposition d'arts plastiques, il y avait un volet important d'architecture, de design, de cinéma. Cette première exposition a eu le mérite de servir d’introduction très large, de bénéficier d’une très belle réception par le public car elle a été perçue comme quelque chose de nouveau, de surprenant. Il faut savoir qu’avec « Alors la Chine », le Centre Pompidou n’a pas réellement été précurseur dans la diffusion de la création chinoise contemporaine.

 

Il y avait déjà pas mal d'autres musées, notamment en Europe et aux États-Unis, qui s'étaient intéressés à ce sujet dès le milieu des années 90. Le Centre Pompidou est venu relativement tardivement dans cette histoire, mais de façon assez magistrale, et je pense que cela reste une exposition de référence. Avec Philippe Betinelli, nous étions un peu dans l'ombre de ce prestigieux précédent, il s'agissait donc d'apporter quelque chose de nouveau. Nous cherchions comment présenter un extrait, un condensé d'une scène créative aussi complexe, riche et immense. Nous avons donc décidé de nous consacrer à une génération particulière d'artistes d'où le titre de l'exposition. Nous avons souhaité mettre en avant une génération née essentiellement dans les années 80, mais incluant également, pour certains artistes, ceux nés dans la seconde moitié des années 70 ou au début des années 90. Nous nous sommes focalisés sur la génération née pendant l'ère des réformes et de l'ouverture en Chine. Ensuite, nous nous sommes dit qu'avec une situation internationale très compliquée au moment de la crise de la Covid en 2019  jusqu'à début 2023, il y avait eu une période importante, au cours de ces années écoulées, durant laquelle ce qui se passait en Chine sur la scène artistique était resté pour l'essentiel à l’intérieur des frontières de ce pays à cause du confinement, ou alors simplement diffusé sur Internet. Seul un public restreint avait eu l'expérience physique des œuvres, de visiter les expositions et de rencontrer les artistes en personne. Ces derniers, hormis ceux qui se trouvaient à ce moment-là à l’étranger, avaient assez peu voyagé. Certains étaient restés en dehors de leur pays pendant très longtemps et n'avaient donc pas pu revenir en Chine et y montrer leur travail.

 

Nous avons trouvé qu'il y avait là quelque chose d'intéressant : une forme de rattrapage, qui marquerait des retrouvailles entre ces artistes et le public. Et puis, cela s’inscrivait dans la temporalité du partenariat avec le West Bund Museum Project à Shanghai, lancé fin 2019 dont la première phase de cinq ans s'achève dans deux semaines. Je saisis l’occasion de rappeler que ce partenariat est reconduit pour cinq ans jusqu'à la fin 2029. Donc, l'exposition « Chine, une nouvelle génération d’artistes » a aussi cette ambition de récapituler tout un travail de recherches autour de ce que l'on appelle la scène émergente chinoise. Si je devais résumer l’idée sur laquelle repose cette exposition, c’est une volonté de se concentrer sur une génération, sur une période très récente, et d’essayer de refléter dans la mesure du possible, les fruits du partenariat au cours des cinq années écoulées avec le West Bund Museum Project. Encore une fois, tout ça dans la perspective d'un historique des expositions sur le même thème. C'est cela qui est intéressant dans ce projet, c'est que l'on dresse une sorte d’état des lieux, dans les limites du projet en termes du nombre d'artistes, 21 au total, et de la cinquantaine d'œuvres exposées. Même si l’exposition s’avère plus modeste que la précédente, je pense que nous offrons au public un concentré de l’art contemporain et de ses artistes en Chine, dans sa plus récente actualité, avec tout ce qu'elle a de plus vif et stimulant.

 

Il y a 20 ans, une cinquantaine d’artistes chinois étaient exposés ; aujourd'hui, il n’y en a plus que 21. Quelle en est la raison ? Comment s'est fait le choix des artistes ? C'est vous-mêmes qui les avez choisis, ou les autorités chinoises, celles du musée à Shanghai, ont eu leur mot à dire ? Des artistes chinois ont-ils été écartés ?

 

C'est vrai que par rapport à « Alors, la Chine ? » le projet peut paraître moins ambitieux. Je pense que cela tient au fait qu'à l'époque, il s’agissait d’une première, donc il y avait une énergie et une ambition considérables qui s’exprimaient. C'était l'élan des premières amours, si je puis dire. L'exposition actuelle a été compliquée à monter d'un point de vue pratique à cause de la pandémie, ce qui a constitué un facteur nous poussant à nous orienter vers une approche plus simple. On ne savait pas à l’époque exactement quand nous serions tirés d'affaire et quand les différentes restrictions seraient levées. Cela nous a donc amenés à être réalistes et prudents, à ne pas nous lancer dans quelque chose de trop compliqué. Il y a également, bien sûr, des questions de financement : monter une exposition d’art contemporain en 2003-2004, c'était déjà cher, mais en 2024, c'est beaucoup plus coûteux, surtout avec les perturbations du transport international qui ont eu lieu pendant et après la pandémie. En ce qui concerne la sélection des œuvres et le concept de l'exposition, je le précise une nouvelle fois, il s’agit d’une exposition qui se tient dans le cadre du partenariat que nous avons avec le West Bund Museum. Nous avons travaillé à trois, avec Philippe Bettinelli que j’ai déjà cité et Youyou Gu, responsable du département des expositions au West Bund Museum. Dès le début, nous avons posé un cadre et défini les lignes de ce que nous souhaitions faire. Chacun d’entre nous a constitué des listes d'artistes et on a commencé par rassembler et confronter nos différentes priorités.

 

C'est amusant, car en partant d’un top 5, nous étions tous d'accord sur les artistes qui devaient absolument être exposés. Nous étions aussi limités par la superficie de l’espace d’exposition qui nous contraignait à ne pas aller au-delà d’une vingtaine d’artistes, pour garantir un certain niveau d’ambition aux œuvres. Concernant le choix des œuvres, on connaît bien les problématiques de censure des œuvres en Chine et dans le cadre du partenariat, les choses sont très claires. Il nous arrive régulièrement que des œuvres qui figurent dans les expositions que nous préparons depuis Paris soient refusées par l'Administration de la culture en Chine. Mais ça ne concerne généralement qu’une ou deux œuvres sur un projet et qu'on peut, dans la plupart des cas, remplacer, et dont le refus était parfois anticipé. Parfois c'est moins prévisible. En ce qui concerne Shanghai, il est très clair qu'il y a une juridiction de cette administration de la culture, à laquelle on ne peut pas s’opposer, et cela fait partie des règles que nous acceptons. Et à l'usage, nous considérons que ça ne nous empêche pas de travailler parce que c'est vraiment marginal. En ce qui concerne l'exposition à Paris, les choses sont également très claires : il n'y a pas eu d’ingérence chinoise dans ce projet.

 

Nous avons considéré qu'une fois le cadre défini conjointement, les choix des commissaires devaient être respectés. Sauf si, pour des raisons, éventuellement techniques ou de coût, une œuvre d'art ne pouvait pas intégrer l'exposition, par exemple parce que sa maintenance était trop complexe, ou parce qu'elle était trop chère à transporter. Pour le reste, il y a bien sûr eu des discussions, parfois tendues, à plusieurs stades du projet. Étant donné que le West Bund Museum est un musée public, il lui était difficile de se soustraire aux exigences du Bureau de la culture, qui souhaitait connaître le propos de l’exposition, le contenu et la liste des œuvres et parfois les modifier. Des négociations ont eu lieu jusqu'à un stade très avancé de l'exposition et finalement, nous avons décidé de ne rien changer par rapport à nos choix initiaux. Donc il n'y a pas eu de renoncement, de censure ou d'annulation.

 

Évidemment, nous avions bien pesé nos choix en amont, puisque nous savions que nous travaillions dans le cadre de ce partenariat, que cela aurait été contreproductif d'aller chercher des œuvres ouvertement polémiques. Nous avons essayé d'aborder tous les sujets qui nous semblaient importants même ceux qui pouvaient s’avérer compliqués en termes de possibilités d'expression en Chine. Je pense que nous avons trouvé une ligne de crête qui nous a permis d'en aborder un certain nombre de façon subtile, respectueuse et sans tomber dans l’écueil d’une politisation directe, même si celle-ci est quelque part inévitable parce que l’on se situe dans le champ de l'art contemporain, et que les artistes réagissent au monde tel qu'il est et tel qu'il va. Nous avons essayé d'être fidèles aux idées exprimées par ces artistes et de les accompagner dans cette aventure, et de faire en sorte qu'il n'y ait pas de déperdition entre Shanghai et Paris.

 

Dans votre premier métier de galeriste, vous avez été en contact assez tôt avec l'art contemporain chinois. Voyez-vous une évolution, et si oui, laquelle ? Je remarque que ces artistes sont très jeunes et n’ont pas la même vision que leurs aînés, qui ont traversé des moments marquants de l’Histoire de leur pays : la Révolution culturelle, l'ouverture de la Chine dans les années 80, puis à nouveau son renfermement après le massacre de la Place Tian’anmen, et maintenant l’expression d’une certaine censure sous l’actuelle direction du Parti Communiste Chinois.

 

Il y a évidemment des évolutions considérables. Ce qui est très intéressant dans la génération à laquelle nous nous sommes intéressés, c'est que ces artistes sont nés dans une Chine déjà relativement connectée, une connexion qui n'a fait que croître et qui continue sur cette voie, au moins dans une certaine mesure. Ils ont grandi en se sentant déjà partie prenante d’un monde globalisé. Ce qui me frappe, c'est qu'il y a beaucoup de mobilité chez eux, et c'est une mobilité qui est choisie et qui est, je crois, moins douloureuse que celle des générations précédentes. Pour cette nouvelle jeune génération, c'est quelque chose qui est dans l'ordre naturel d'un parcours. Il y a une bonne partie des artistes nés dans les années 1980 qui a fait ses études à l'étranger, et sur les 21 artistes invités à participer à notre exposition il y en a six qui sont installés en dehors de Chine, même s’ils reviennent en Chine régulièrement pour exposer et produire de nouvelles œuvres. Si je reviens sur un critère de sélection : fallait-il inviter des artistes de Taïwan, de Hong Kong, de la diaspora ? Nous avons d’emblée fait le choix d’écarter Hong Kong et Taïwan pour ne pas être prisonnier des polémiques qui s’y rattachent. En revanche, ce qui nous a décidé à choisir des artistes qu’on peut considérer comme faisant partie de la diaspora, c'est qu'ils sont restés extrêmement actifs en Chine. Leurs voix portent encore beaucoup en Chine et ils exposent autant en Chine que dans les pays où ils résident.

 

Pour nous, cela a été un critère déterminant. Cet état de fait témoigne d’un rapport à une globalité, à une communauté qui s'étend au-delà d'un territoire national. Ce qui me frappe aussi, c'est qu'il y a des questions récurrentes d’une génération à l’autre, notamment celle de l'urbanisation et de tous les bouleversements qu’elle entraîne. Mais pour les artistes de la génération des années 1980, cette question est envisagée à l'aune des conditions présentes ; il ne s'agit plus seulement de parler des travailleurs migrants, des nouveaux ensembles d’habitation et du déclin des zones rurales comme pouvaient le faire leurs prédécesseurs. Voilà l’un des aspects nouveaux révélés par cette exposition. Il est passionnant de voir comment ces jeunes artistes, s’intéressent notamment à l'usage des espaces publics en Chine aujourd’hui, avec tous ces systèmes de surveillance, de collecte de données personnelles. C'est une autre façon d'aborder l'évolution des villes et l'urbanisation. On trouve notamment dans l’exposition des œuvres de Chen Wei, un artiste qui fait essentiellement de la photographie. Il construit des maquettes d'environnements urbains dans lesquelles il pointe toujours une sorte d'absurdité, d'aberration, avec un côté un peu ironique et nostalgique, mais en même temps assez léger.

 

Les photographies de Chen Wei que nous présentons dans l'exposition ont été réalisées pendant la période du Covid et elles pointent des travers en termes de gestion de l'espace public auxquels la population a fait face en Chine avec des restrictions fortes. Ce sont deux aspects que je retiens particulièrement (la mobilité et l’attention à l’urbanisation et aux espaces publics). Je pense qu’ils sont liés à ce dont je vous ai parlé : ce sentiment de faire partie d'une globalité. Cela signifie que les problèmes qui se posent pour tout le monde concernent aussi, de façon évidente, cette génération. Il est intéressant de constater que les artistes nés dans les années 1980 sont beaucoup plus sensibles, notamment aux enjeux climatiques et environnementaux. Enfin, il y a un autre trait qui me semble vraiment saillant, c'est le rapport aux nouvelles technologies et la façon dont l'écosystème numérique chinois, qui est si puissant, si particulier et en même temps si uniforme, constitue une idiosyncrasie qui transforme profondément la création.

 

Il résulte de cet environnement unique, une scène numérique basée sur de nouveaux médias, à laquelle contribuent les nombreux artistes qui travaillent sur des thèmes liés au développement de l'intelligence artificielle, aux applications de l'écosystème chinois, et à la séparation entre le web chinois et le World Wide Web. Toutes ces questions permettent de reformuler des interrogations qui existaient déjà il y a 20 ou 30 ans, mais dans un contexte de développement technologique très différent, ce qui les rend à nouveau stimulantes.

 

Peut-on dire que ces jeunes artistes se positionnent comme témoins des transformations de la Chine actuelle, qu’ils sont moins contestataires et moins critiques que leurs aînés ?

 

Je pense que oui, je souscris partiellement à cette idée. Il y a moins de contestation ouverte ; c’est une génération d'artistes qui porte en elle quelque chose d'assez positif. Beaucoup de ces artistes ont grandi et se sont formés dans des conditions relativement privilégiées et ils en sont conscients. Ils sont aussi conscients des évolutions récentes et des tournants plus problématiques de leur pays. En effet, on sent assez peu d’amertume et plutôt une forme de distance et une capacité à composer, à s’en tenir aux faits sans faire le saut vers une réflexion politique systématisée qui serait invariablement effacée voire réprimée si elle s’éloignait un tant soit peu de la doxa officielle. Gardons aussi à l’esprit que, dans cet environnement contraint du point de vue idéologique, la Chine a fortement structuré son enseignement artistique et développé un écosystème de l'art contemporain, avec des musées, des galeries et d’autres espaces physiques ou virtuels, aujourd’hui très nombreux pour montrer des œuvres au public.

 

Finalement, je pense qu'entre les questions de liberté d'expression, de liberté d'exposition, et le développement indéniable des possibilités qui s’offrent aux artistes en termes physiques et de réseau, il y a un équilibre qui se crée, tant bien que mal.

 

Si vous comparez l'art contemporain français et l'art contemporain chinois aujourd'hui, y a-t-il des différences frappantes ? Quel regard portez-vous à ce sujet ?

 

Je dirais qu'il y a beaucoup de similitudes. On a volontairement commencé l'exposition avec des œuvres qui font explicitement référence à une tradition culturelle, artistique ou esthétique, afin d'aborder immédiatement la question du cliché, de l’exotisme, et de la désamorcer autant que possible. L’exposition débute ainsi avec une œuvre de grand format, un paravent qui fait presque six mètres de long, sur lequel l'artiste Sun Xun, qui vit à Pékin, a fait une magnifique peinture à l'encre de Chine et à la feuille d'or. C'est assez intéressant parce que quand l'on voit cet objet, on est tout de suite transporté en Asie du Nord-Est. Il nous vient immédiatement à l’esprit qu’il s’agit bien d’une exposition sur l’art chinois. Sauf que quand on regarde de plus près, on apprend que le paravent a été commandé à un artisan de Kyoto et que l'artiste n'est pas un peintre mais se présente lui-même comme un réalisateur de films d'animation. En fait, le paravent, est le support d'un grand dessin qui est ensuite animé et dont la finalité est de faire partie d'un film.

 

J’y vois une volonté de s’inscrire dans une histoire, de se réapproprier une tradition. Il n'y a pas l’ambition de faire table rase du passé. C'est notamment ce qui ressort de l’œuvre qui ouvre l'exposition et aussi de celle qui la clôt. Bien que le parcours ne soit pas strictement délimité, on peut prendre l'exposition par n'importe quel bout, il y a une œuvre qui se trouve à proximité du paravent, qu'on va plutôt découvrir à la fin du parcours et qui est une œuvre numérique. C'est une vidéo d'animation numérique faite par Lu Yang, un artiste qui vit aujourd'hui entre Shanghai et Tokyo. Il travaille sur la philosophie bouddhiste, la notion d'avatar, l'impermanence et les grandes questions métaphysiques liées à la condition humaine. Il met en évidence une correspondance insoupçonnée, mais qui paraît évidente une fois énoncée, entre certains principes du bouddhisme et les caractéristiques du phénomène numérique : la donnée, le flux, la transformation perpétuelle, l'immatérialité. Ce propos, exprimé par Lu Yang, est extrêmement puissant, et je trouve fascinante dans cette génération, la capacité à avoir un regard aussi large sur l'histoire, sur la culture et sur son époque.

 

On parle au sujet de l'art contemporain chinois d’un vivier sans fin. La Chine compte 47 artistes classés dans le top 100 des ventes mondiales, et près de la moitié d’entre eux sont de nouveaux noms.

 

Le marché chinois de l’art contemporain est classé numéro deux au niveau mondial, derrière celui des États-Unis, depuis qu’il est passé devant celui du Royaume-Uni en 2014.

 

En quoi la perception des œuvres contemporaines chinoises a-t-elle évolué depuis l'époque où elles étaient alors principalement acquises par des étrangers et des diplomates ? Aujourd'hui, la classe moyenne en Chine s’y intéresse, considère-t-on davantage cet art comme un investissement financier ?

 

Je dirais plutôt que l’intérêt pour l’art contemporain est plus celui des classes supérieures que des classes moyennes, et qu’il reste relativement marginal. Toutefois, la hausse du niveau de vie, du pouvoir d'achat et du niveau d'éducation font que de plus en plus de personnes ont accès à l'art vu comme un produit culturel et de divertissement mais aussi comme un investissement financier. Le marché s'est énormément développé, et le succès commercial peut venir assez vite pour des artistes ici. Il peut arriver qu’un artiste qui est sorti de l'École des Beaux-Arts il y a trois ou quatre ans bénéficie d'une exposition soit dans un musée, soit dans une galerie et attire l'attention d'un certain nombre de collectionneurs.

 

On observe une forte disparité entre le prix des œuvres sur le premier marché, qui est celui des galeries et sur le second marché, sur lequel opèrent les maisons de ventes aux enchères. Généralement, quand un artiste devient très demandé, une longue liste d'attente se crée, et le prix des œuvres disponibles sur le second marché peut devenir stratosphérique.

 

L’exposition au Centre Pompidou semble attirer un public plutôt jeune ?

 

C'était notre pari. On voulait que l’exposition soit l'occasion d'une surprise et d'une découverte, c’est pourquoi on a choisi de présenter des artistes jeunes et des œuvres très récentes. Comme l'œuvre de Lu Yang que j’évoquais précédemment, dans laquelle l'artiste s’est représenté lui-même, sous une forme d'avatar. Il a carrément scanné son corps et opté pour un traitement de film d'animation.

 

Je pense que ce sont des codes qui parlent aux jeunes. On essaie toujours d'élargir un petit peu les publics. Il existe en France et en Europe un public sensible à la création contemporaine chinoise. Mais l'idée est aussi de porter la voix de ces artistes vers un nouveau public.

 

Certaines de ces œuvres resteront-elles au Centre Pompidou ?

 

Absolument, j'y ai beaucoup tenu et j'ai mis cela en place assez tôt dans la préparation de l’exposition. Il m'a semblé que pour que l'exposition s'inscrive dans la durée et laisse une empreinte, il était nécessaire qu'elle donne lieu à une campagne d'acquisition. C’est ce qui permet de présenter à nouveau ces œuvres dans d'autres contextes futurs. Je me suis donc mis à la recherche de mécènes et j’ai trouvé une oreille très attentive et bienveillante chez Chanel en Chine, dont la direction a adhéré au projet, en a saisi la portée historique et l’a soutenu en y associant également le Channel Culture Fund qui gère les activités artistiques et de mécénat du groupe au niveau global. Nous avons trouvé là un partenaire très précieux qui a permis de faire des acquisitions qui auraient été hors de portée pour le Centre Pompidou, compte tenu des budgets d'acquisition réguliers qui sont affectés par le Ministère de la Culture.

 

Cette campagne d’acquisitions est pour moi un aspect essentiel de ce projet, et en définitive ce sont plus de 20 œuvres de l’exposition ou liées à ce projet en termes de génération d’artistes qui vont rejoindre les collections du MNAM. Cela constitue un apport de 17 ou 18 nouveaux artistes par rapport aux 58 qui y sont actuellement représentés, ce qui est très conséquent.

 

Je garde à l’esprit l’exposition montée en 1933 par le Musée des Écoles étrangères, aujourd’hui Musée du Jeu de Paume, dont le conservateur, André Dezarrois, avait invité l’artiste Xu Beihong, un ancien élève de l’École des Beaux-Arts de Paris, à faire conjointement le commissariat de ce qui serait la première exposition sur la création contemporaine chinoise dans un musée à Paris. Le Musée National d'Art Moderne n'existait pas encore, il n'ouvrira qu'en 1947, puis le Centre Pompidou en 1977. Pourtant, il y a une continuité : les douze œuvres acquises par l’Etat français en 1933 à l’occasion de l’exposition forment aujourd'hui le socle des collections d'art chinois moderne au Centre Pompidou. C’est beau de voir qu’avec l’exposition « Chine : une nouvelle génération d’artistes », on inscrit un nouveau chapitre dans cette histoire longue, près d’un siècle plus tard.

 

Est-ce que le West Bund Museum à Shanghai a le projet d'exposer à son tour des artistes contemporains français ou d'autres nationalités ?

 

On le fait tout au long de l'année. Dans le cadre de la programmation, nous avons des expositions temporaires où des artistes français sont représentés. Sur le modèle des salles d'exposition permanentes à Paris, le West Bund a une structure de programmation qui comporte ce que nous appelons un « parcours semi-permanent » lequel est renouvelé tous les 18 mois. Ainsi, pendant un an et demi, une sélection de près de 200 œuvres provenant des collections du MNAM, articulée autour d'une thématique accessible au grand public, est présentée à Shanghai.

 

En ce moment, il s’agit d’un parcours sur le portrait. Il va de 1898 avec un autoportrait de jeunesse de Raoul Dufy et se termine avec des œuvres récentes d'artistes contemporains, dont des artistes français comme Alain Séchas, ou encore de jeunes artistes vivant en France comme Ivan Argote. Plusieurs générations d’artistes sont donc présentées dans cette exposition. En fait, je dirais que la question de la réciprocité dans ce partenariat avec le West Bund s’est toujours posée sous l'angle suivant : qu’est ce qu'on peut faire pour nos partenaires du point de vue du Centre Pompidou ?

 

Le cœur du projet est d'abord de montrer les collections du Centre, qui nous sommes en tant qu’institution et comment nous travaillons, dans un sens où au travers de ce partenariat, il y a un flux continu et conséquent d’œuvres, de personnes et d’idées de Paris vers Shanghai. Et donc la question de la réciprocité se pose par rapport à cela, à savoir ce que nous pouvons offrir à Shanghai, ce que nous pouvons faire en retour pour le partenaire et la scène artistique chinoise, que ce soit au Centre Pompidou ou ailleurs, à Paris ou en France.

 

Aujourd’hui, nous avons surtout parlé d’un projet lié à la création contemporaine, mais comme on l’a vu en ce qui concerne l’histoire des relations du Centre Pompidou avec la Chine et l’histoire de ses collections, il y a beaucoup d’autres choses à faire sur un temps plus long, à partir d'un continuum entre l'art contemporain aujourd'hui en Chine et tout ce qui s'est passé avant, avec les débuts de la modernité en Chine au début du XXᵉ siècle.

 

C’est un sujet vaste et passionnant, qui mérite d’être creusé au travers de prochaines expositions et d’autres projets à venir.

 

 

 

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Paul Frèches

Diplômé d’HEC (spécialité économie), a commencé sa carrière professionnelle dans l’audiovisuel (M6) avant de créer FFA, une société spécialisée dans la conception et la production d’événements culturels axés sur la création contemporaine internationale (spectacles, expositions, festivals). Parallèlement à cette activité de producteur et commissaire d’expositions, il fonde et dirige de 2007 à 2014 une galerie d’art contemporain à Paris, la Galerie Paul Frèches qui représente des artistes émergents et établis, européens et asiatiques. De 2014 à 2019, il est attaché culturel auprès du consulat général de France à Shanghai et met en place de nombreux projets de coopération dans l’ensemble des domaines de la culture et des ICC. En 2020, il rejoint le Centre Pompidou pour piloter le Centre Pompidou x West Bund Museum Project à Shanghai dont il est aujourd’hui le directeur délégué. Il est également le représentant du Centre Pompidou en Chine. Poursuivant son activité de commissaire d’expositions, il prépare une exposition sur la scène contemporaine chinoise qui se tiendra au Centre Pompidou à Paris en 2024 et publie régulièrement des articles dans des catalogues et des revues.

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