La Chine demeure Terra incognita

Entretien avec Patrice Fava, propos recueillis par Jean-Raphaël Peytregnet

 

J.-R. Peytregnet - Tout d’abord, tu écris dans ton dernier ouvrage que les années que tu as passées à Taïwan se sont avérées être pour toi, je te cite, une expérience indispensable pour déconstruire les discours convenus sur la Chine officielle, et que tu y as appris plus de choses sur les Chinois et leur culture qu’en trois ans sur le Continent qui lui fait face. Peux-tu développer pour les lecteurs et les lectrices de notre publication ce constat que tu dresses?

 

P. Fava - Je fais partie de la génération des chercheurs qui sont allés à Taïwan pour étudier la tradition vivante du taoïsme. Sous le règne de Mao, le taoïsme dont l’histoire de plus de 2000 ans est comparable par son importance au christianisme en Occident, avait été rayé de la carte, mais on savait, grâce à Kristofer Schipper, que les grandes cérémonies taoïstes s’étaient perpétuées à Taïwan. C’est sur ses traces et avec sa recommandation que je suis allé à Taïwan en 1975 avec le projet de faire un film sur le taoïsme. Lui-même, historien, anthropologue et membre de l’Ecole Française d’Extrême-Orient (EFEO) avait vécu sept ans à Taïwan et avait été ordonné maître taoïste. Au fil des mois, j’ai découvert l’immense répertoire liturgique de son « frère juré », Chen Rongsheng, que l’on peut diviser en rituels pour les vivants et rituels pour les morts, auxquels il faut ajouter les rites thérapeutiques : exorcismes et consultations individuelles.

Les rituels taoïstes sont des opéras chantés et dansés d’une très grande beauté avec une partie ésotérique très complexe faite de formules secrètes (mantra), de pas mantiques, de gestes (mudra), de talismans (fu). Je décris dans mon livre quelques-uns de ces rituels et ai réalisé plusieurs films avec sous-titres et traduction en français pour restituer leur sens, ainsi que leur dimension chorégraphique et musicale.

 

J’avais à Taïwan un autre guide : le grand ethnologue hollandais Jean-Marie de Groot, qui a fait de longues enquêtes sur la vie religieuse dans la province méridionale du Fujian entre 1877 et 1890. Un siècle et demi plus tard, ces mêmes traditions faisaient encore partie du quotidien des Chinois de Taïwan. Rien n’avait changé en dehors d’un développement économique spectaculaire. Dans cette île qui, par rapport à la grande Chine, n’est qu’un mouchoir de poche, on dénombrait 4220 temples en activité. Presque chaque jour, on pouvait assister à l’anniversaire d’une divinité, à un pèlerinage, à un spectacle de marionnettes pour chasser une infortune, à l’intervention d’un maître de « fengshui » (géomancie), à un enterrement, à une séance de communication avec les ancêtres. Cette autre Chine qui n’avait connu ni Révolution culturelle, ni lutte des classes, s’accommodait fort bien de la cohabitation, de ses traditions et de la mondialisation. Or, il s’agissait des deux côtés du détroit des mêmes Chinois, héritiers d’une même culture millénaire.

 

A partir des années 1980, qui marquent le début de « l’ouverture » de la Chine, mon expérience taïwanaise allait m’être d’une grande utilité pour assister à la renaissance du taoïsme, des fêtes et des traditions religieuses en Chine même.

 

Tu remarques aussi, et je suis complètement d’accord avec toi, que les Occidentaux ont toujours fait preuve d’une ignorance généralisée de l’histoire « religieuse » de la Chine, citant un diplomate français, pour lequel tu éprouves une grande estime par ailleurs, qui lui aussi a ignoré la Chine des temples, des fêtes et des pèlerinages, des bouddhistes comme des taoïstes. Certes, comme tu le penses, le taoïsme ne s’appréhende pas facilement, c’est une culture savante qui est l’affaire de spécialistes, écris-tu. Bien que sinologue, m’étant à mes débuts surtout intéressé à la Chine ancienne, j’avoue mon ignorance sur le sujet même si j’en ai acquis quelques notions, grâce à toi, notamment. Et tu ajoutes ce que j’ai toujours pensé moi-même en tant que sinologue, qu’on a encore actuellement tendance à s’imaginer la Chine à partir d’une expérience qui se limite aux grandes villes, Pékin, Shanghai, etc. et au monde universitaire. Or les citadins, dis-tu, et j’ajouterai chinois comme étrangers, n’ont souvent qu’une idée très superficielle de ce qui se trame à l’échelle du pays. N’est-ce pas la raison pour laquelle encore aujourd’hui, et je dirais que c’est aussi mon cas pour avoir trop rarement sillonné les campagnes chinoises en profondeur, même si je me suis rendu à peu près partout en Chine, sauf au Tibet, qui en tant que diplomate, m’a toujours été interdit, …et bien, nous ne comprenons finalement pas grand-chose à la Chine ?

 

Le diplomate dont tu parles, Claude Martin, est un ami de longue date dont le livre « La diplomatie n’est pas un dîner de gala, Mémoires d’un ambassadeur » a eu un grand succès. Mais je constate qu’il a ignoré tout le versant religieux de la culture chinoise. Cela dit, je rappelle qu’il n’est pas le seul. Le grand historien Jacques Gernet ou Pierre Ryckmans (alias Simon Leys), qui nous laissent des oeuvres exemplaires, ont eux aussi fait l’impasse sur la tradition vivante du taoïsme. Or, peut-on imaginer une histoire de l’Occident qui ignorerait le christianisme? La création de l’Ecclésia taoïste par Zhang Daoling date de l’an 142 et a accompagné toute l’histoire chinoise, mais qui, aujourd’hui encore, à part quelques très rares sinologues, peut entrer dans un temple taoïste, identifier les statues qui s’y trouvent et comprendre les rituels qui s’y déroulent?

 

L’ignorance dont l’Occident continue de faire preuve a de multiples causes, mais il faut surtout savoir que les missionnaires se sont employés au cours des siècles à ridiculiser les taoïstes. Les 18 volumes du Père Henri Doré intitulés « Recherches sur les superstitions chinoises » publiés à Shanghai entre 1911 et 1938 ne sont qu’un exemple parmi d’autres. Ce faisant, ils ont laissé dans les esprits une empreinte bien difficile à effacer. Le taoïsme, n’est pas la partie la plus visible de la vie chinoise, mais il y occupe malgré tout une place majeure. Lors de cette nouvelle année du dragon, il y a eu comme d’habitude des dizaines de milliers de familles qui ont envahi les cours du Monastère des nuages blancs (Baiyun guan) pour s’assurer la protection des dieux, mais les étrangers ne s’intéressent guère à cet aspect de la vie chinoise. Je constate qu’ils ignorent aussi le grand pèlerinage de Miaofeng shan, auquel je participe depuis plus de 20 ans.

 

Ils ne connaissent de la Chine que les couloirs des universités, le monde intellectuel et celui des affaires, mais ce n’est pas dans ces milieux occidentalisés que l’on peut appréhender la vie intérieure et l’imaginaire des Chinois. On ne peut prétendre connaître les Chinois sans prendre en compte le passé dont ils sont les héritiers. L’essentiel de mon livre est de mettre en lumière, avec les outils propres à l’anthropologie, ce que Marcel Granet appelait « La pensée chinoise » ou, plus précisément, les différentes strates toujours perceptibles de l’univers mental des Chinois. Je m’inspire pour cela du travail théorique du grand anthropologue Philippe Descola, dont le livre « Par-delà nature et culture » a été très utile à tous ceux qui s’intéressent aux sociétés traditionnelles.

 

Tu observes que la spécificité de la société chinoise est la « religion » - mot ou concept que tu n’aimes d’ailleurs pas beaucoup employer (bien que tu l’utilises souvent dans ton ouvrage, y compris lorsque tu traites du taoïsme! -, dont tu t’es fait l’un des grands spécialistes, en Occident comme en Chine). Selon toi, la « religion », notamment taoïste que tu qualifies de plus grande religion non officielle de la Chine, occupe une place centrale mais diffuse dans la société chinoise, tout en relevant que pour une majorité des observateurs la « religion » (encore une fois !) n’apparaît pas comme une composante majeure de la vie sociale ? Qu’est-ce qui t’amène à le penser ?

 

Je ne suis pas le premier à remettre en cause le mot « religion » qui immanquablement fait référence à la religion chrétienne. La traduction chinoise par « zongjiao » (littéralement « enseignement général » ou « doctrine commune ») vient du japonais, mais on ne trouve pas cette expression dans les textes chinois anciens. Si, après mes mises en garde, je continue à employer le mot « religion », c’est par commodité, car inventer des mots nouveaux présente d’autres risques.

 

Les autorités chinoises, fidèles à leur conception marxiste, selon laquelle « la religion, c’est l’opium du peuple » ont cherché à la remplacer par les nouvelles valeurs socialistes, mais l’athéisme prôné depuis des décennies continue de se heurter aux repères et aux fondements de la culture chinoise. Actuellement, les idéologues mènent une campagne générale de « sinisation des religions », pour qu’elles contribuent au patriotisme et au soutien du Parti. Les bouddhistes, comme les taoïstes doivent suivre les nouvelles consignes, il en va de leur survie, mais ce sont tout naturellement des patriotes au sein d’un pays dont le gouvernement leur est hostile.

 

Notre contemporain Marcel Gauchet qui a écrit une nouvelle philosophie de l’histoire occidentale, non plus fondée sur l’infrastructure et les forces de production, mais sur l’histoire religieuse de l’Occident, explique pourquoi et comment on est progressivement « sorti de la religion », ce qui bien sûr n’est pas au goût des chrétiens. Mais la Chine a-t-elle suivi le même chemin ? Mon expérience, une fois encore, prouve le contraire et j’en fais la démonstration en soulignant par exemple que le concept de destin (ming) est encore et toujours partagé par la très grande majorité des Chinois. Au début de cette nouvelle année, des milliers d’entre eux participent dans tous les temples taoïstes au rituel appelé « adresse au dieu de la grande année » (Bai taisui), en fonction d’éventuels conflits qui peuvent advenir entre le dieu qui préside à l’année du dragon et celui de l’année de leur naissance. Ce rituel préventif de reconfiguration de sa carte du ciel (qui coûte assez cher) fait partie de la liturgie des maîtres taoïstes qui sont des directeurs du destin, comme chez nous les psychanalystes qui ont appris, avec d’autres méthodes, à dénouer des crises.

Mille autres exemples prouvent que le taoïsme est une composante majeure de la vie sociale, même si les gens ne se disent pas « croyants » et ne revendiquent pas d’appartenance à la religion taoïste. Ils partagent simplement un même mode d’existence.

Il faut se débarrasser des clichés du type « L’Inde est religieuse, la Chine est politique ».

 

Tu écris plus loin que le taoïsme est la religion du peuple, ce qui reviendrait à dire d’1,4 milliard d’habitants, rien qu’en Chine sans compter la diaspora dispersée aux quatre coins du monde, elle aussi nombreuse, bien que ce pays commence à connaître une démographie déclinante qui pourrait l’amener à un horizon certes encore lointain, à disparaître de nos radars. On pourrait penser qu’elle aurait pu comme les autres grandes religions, chrétienne, musulmane, bouddhiste, principalement, sinon se livrer à un prosélytisme du moins attirer l’attention et même l’intérêt du monde occidental et même des autres continents de notre planète. Or ce n’est semble-t-il pas le cas, cette « religion » ou plus exactement cette pratique spirituelle, n’est pas sortie de ses frontières originelles. Comment l’expliques-tu ?

 

Le taoïsme n’est pas exportable, même s’il y a des éléments qui peuvent être utiles aux Occidentaux : la médecine, des principes d’hygiène, le Taijiquan, le Qigong, constituent l’appréhension d’une éthique et d’une philosophie différentes de la nôtre. D’autre part, les taoïstes, contrairement aux bouddhistes qui ont été leurs rivaux tout au long de l’Histoire, ne pratiquent pas le prosélytisme. Cela dit, le taoïsme fait partie de la culture « New age » et attire depuis longtemps ceux qui s’intéressent à l’Orient. Bien des chercheurs ont contribué à sa connaissance, mais le taoïsme est une culture savante, à la fois scientifique et mystique d’un abord difficile et qui suppose qu’on ait accès aux textes en langue classique. La lecture du Canon taoïste (Daozang) qui est la bible des taoïsants n’est accessible qu’aux sinologues et l’on peut presque dire la même chose de la publication de « The Taoist Canon, A companion to the Daozang » édité par Kristofer Schipper et Franciscus Verellen.

 

Tu constates, toujours en traitant du taoïsme, que si dans bien des domaines les Chinois sont en avance sur l’Occident, ils sont encore largement coupés de notre modernité… avec ce conseil que tu adresses aux autorités françaises, et je te rejoins totalement sur ce point, qu’au lieu de faire en Chine, un nouveau Centre Pompidou, il aurait mieux valu proposer au ministère de la Culture du gouvernement chinois une réplique du Musée du Quai Branly ! Mais crois-tu vraiment que cela l’aurait intéressé? Ne serait-ce que parce que les autorités chinoises rejettent aujourd’hui la plus grande partie de leur héritage religieux?

 

Pour faire découvrir tout l’intérêt de la culture taoïste, je multiplie les rapprochements avec les religions grecque et romaine de l’antiquité, mais aussi avec le surréalisme qui aurait pu très facilement s’approprier une large part de l’héritage philosophique et artistique du taoïsme. Or, dans l’immense collection d’André Breton, je constate qu’il n’y a pas une seule oeuvre chinoise.

 

Inversement, les Chinois ignorent les « arts premiers » qui font partie de notre modernité. Toutes les oeuvres du Musée du Quai Branly sont les témoins des religions d’Afrique, d’Amérique et d’Océanie que les anthropologues et les surréalistes nous ont fait découvrir au milieu du XXème siècle. Mais les Chinois n’ont pas encore eu accès à cet art magique et à la révolution surréaliste qui a changé notre rapport au monde et aux objets. Apprendre à regarder des oeuvres d’art suppose un apprentissage.

 

Les Chinois s’extasient devant leurs porcelaines, le jade, les rochers érodés du Taihu, les pierres de rêve, les bonzaï, mais ils ignorent l’art des sociétés primitives car sur ce sujet il n’y pas eu de travaux d’ethnologues qui leur ont appris à regarder et à comprendre ces oeuvres.

 

Autre observation très intéressante de mon point de vue et surtout du tien naturellement, les taoïstes, du fait de leur proximité avec la nature, font figure de premiers écologistes de notre planète, soucieux de sa préservation et du respect que l’homme doit lui témoigner. C’est un point d’autant plus intéressant si on le relie à la crise climatique que nous traversons, du fait du réchauffement de la planète causé par le monde moderne et le développement des techniques, oubliant l’existence de l’être et de l’étant, qui sont au centre de la pensée d’Heidegger mais aussi d’Aristote, dont il s’est beaucoup inspiré. Penses-tu que les taoïstes devraient être invités à toutes ces conférences sur le changement climatique, pour leur plus grand profit ?

 

Kristofer Schipper a été le premier à présenter les taoïstes comme les précurseurs de ce qu’on appelle aujourd’hui l’écologie et il a lancé un programme de recherches en Chine sur les Trente-six grottes-cieux et les Soixante-douze terres de bonheur (36 dongtian , 72 fudi) qui sont les sanctuaires dans lesquels ils ont établi des règles de protection de l’environnement, interdisant la chasse, le déboisement, toutes les formes de pollution et d’exploitation sauvage de la nature. A l’époque de la dynastie Tang (618-907), on en recense plus de 150 et sur ces espaces protégés circulent de nombreuses légendes sur les animaux et les immortels.

 

« Le taoïsme, écrit Schipper, est une très ancienne philosophie de la nature dont la pertinence et l’actualité sont toujours valables dans le contexte scientifique du monde moderne ». Tu as raison de penser qu’il faudrait leur rendre justice et les associer aux conférences sur le changement climatique. En tous cas, nos sociétés ne peuvent que bénéficier de leur expérience qui a permis pendant 2000 ans de préserver une extraordinaire biodiversité dans les sites sacrés qu’ils ont administrés.

 

Le programme de Kristofer Schipper mobilise actuellement de nombreux chercheurs qui se penchent sur l’histoire de tous ces sites qui pour la plupart existent encore, mais dont un bon nombre sont en danger. Nouveaux Regards sur l’Asie serait une tribune idéale pour présenter ses travaux sur ce sujet.

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