Le Japon est-il Asiatique ?

La question qui est posée par ce titre a de quoi surprendre, et peut même apparaître de prime abord absurde, voire ridicule. En tout cas, la réponse qu’elle appelle n’est pas aussi évidente que l’on pourrait le penser.

 

Être « Asiatique », une calomnie ?

 

En 1966, jeune Chinois résidant à Hong Kong qui était encore à l’époque gouvernée par l’administration britannique, je quittais ma famille pour accomplir mes études supérieures au pays du Soleil-Levant. Le Japon d’alors était en voie de devenir la 2ème puissance économique mondiale. Le pays entier baignait dans un optimisme apparemment sans limite. Après avoir été défaits à l’issue d’une guerre catastrophique, les Japonais commençaient à réaliser qu’il leur était possible d’accéder au plus haut niveau mondial en épousant un modèle économique, sans avoir à passer cette fois-ci par des moyens guerriers.

 

A peine quelques jours après mon arrivée, je commis une grave faute, qui avait à en juger par leur réaction blessé l’amour-propre de mes hôtes.

 

J’avais pris la parole à l’occasion d’une rencontre amicale entre étudiants japonais et étrangers. Pour conclure mon intervention, j’ai appelé mes interlocuteurs nippons à la camaraderie et à la fraternité « entre Asiatiques ». A ma grande surprise, j’avais provoqué, sans m’en rendre compte, une manifestation de colère qu’exprimait une partie de l’auditoire japonais présent : « Quelle insulte ! Il a osé nous traiter d’Asiatiques ! Nous, les Japonais ! »

 

Ce fut ma première confrontation aux nombreuses réalités de mon pays hôte, qui demeuraient encore pour moi énigmatiques. J’appris ce jour-là à mes dépens que c’était un déshonneur dans ce pays d’être considéré comme un Asiatique, et, dans le même temps, que le Japon avait vécu depuis plus d’un siècle sous le même slogan d’unité nationale : « Quittons l’Asie pour intégrer l’Europe » (Datsua-Nyuô). Ce slogan était, dit-on, attribué à Fukuzawa Yukichi,[1] grand penseur du 19e siècle et fondateur de la prestigieuse Université Keio, la toute première université au Japon d’où étaient sortis successivement diplômés mon grand-père, mon père et moi-même.

 

Aujourd’hui, plus d’un siècle et demi plus tard, au XXIème siècle, je continue à croiser des Japonais qui s’offusquent d’avoir été traités d’Asiatiques dans les rues de Paris, Londres ou Los Angeles. Des Japonais qui se disent humiliés et offensés même à une question innocente comme « De quel pays d’Asie venez-vous ? ». Et même des Japonais qui vivent à Paris depuis des décennies sans avoir jamais mis les pieds dans les quartiers asiatiques de Belleville ou de la Porte d’Ivry de peur d’être pris pour un de ces « minables yeux bridés ». Des Japonais qui se souviennent avec nostalgie de l’ère de l’apartheid en Afrique du Sud où, du fait de leur richesse nationale, ils jouissaient en quelque sorte du statut de « Blancs honoraires ». Statut grotesquement raciste mais à leurs yeux très flatteur que beaucoup au Japon rêvent encore de rétablir et d’appliquer à nouveau aux Japonais vivant hors de leur pays. Des Japonais qui m’envient d’être francophone mais qui se moquent en même temps de moi parce que je suis aussi capable de parler chinois.

 

D’autres encore, s’escriment à démontrer qu’ils ne sont pas Asiatiques, et s’emploient devant leurs interlocuteurs blancs occidentaux à dénigrer tout ce qui vient d’Asie.

 

Ainsi, dans les années 1980, le directeur des cours d’une grande école en France avait fait un séjour d’immersion de quelques jours dans une école japonaise réputée dans la formation des élites politiques et économiques japonaises.

 

Pendant son séjour, ce directeur avait longuement discuté des grands thèmes géopolitiques de l’époque avec les élèves de cette école, parmi les esprits les plus brillants du Japon, qui sont devenus aujourd’hui ministres, parlementaires, voire PDG de grandes entreprises. Dans ces échanges, le directeur de cette grande école française était fortement impressionné par la richesse des connaissances de ses jeunes interlocuteurs japonais sur tout ce qui touchait à l’Europe et à l’Amérique : culture, histoire, actualité politique et économique de l’ancien et du nouveau Continent. Leur connaissance du monde occidental semblait même à ses yeux dépasser celle des Occidentaux !

 

Or, dès que le Français tentait d’orienter la discussion sur l’Asie, il se heurtait à un mur de silence gêné. Les jeunes élites japonaises n’avaient rien à dire sur la région dans laquelle ils vivaient ! Devant l’insistance du directeur français, les jeunes Japonais, exaspérés, lui avaient répondu : « Ne perdons pas notre temps avec l’Asie. C’est une terre barbare et inculte sans aucune importance. Concentrons-nous plutôt sur « Notre » monde civilisé occidental! »

 

Par égard aux Japonais, il convient de préciser que ce rejet vigoureux et méprisant de l’Asie n’est pas nécessairement partagé par tous au Japon aujourd’hui. Il existe bien sûr des Japonais, principalement parmi les jeunes, qui sont conscients, que cela leur plaise ou non, de leur place dans le monde et de leur identité asiatique. Ils sont favorables, à différents degrés, à un resserrement des liens entre le Japon et l’Asie, autrement dit, à un « retour » du Japon au sein de la nouvelle Asie aujourd’hui en pleine croissance. Avisés de l’incertitude et de l’instabilité de la situation internationale qui affectent leur pays, ces Japonais savent que le salut du Japon se trouve dans une réconciliation avec une Asie que leurs aînés avaient délaissée avec vigueur il y a un siècle et demi.

 

Or, cette façon de vouloir « réconcilier » le Japon et l’Asie ne trahit-elle pas déjà une différenciation entre les deux entités, comme si le Japon ne faisait pas déjà partie de l’Asie ?

 

Sur le plan officiel, bien entendu, le gouvernement nippon de nos jours ne cesse de souligner solennellement l’importance des relations du Japon avec les pays d’Asie qui partagent les mêmes valeurs démocratiques. Mais là encore, le cœur n’y est pas.

 

L’Asie est certes un grand marché qui revêt une importance vitale pour la désormais 3eme puissance économique mondiale. Mais comme dit un dicton japonais, au sujet des relations entre le Japon et l’Asie du Sud-Est, « l’amitié s’arrête à la limite de l’argent ». Les liens entretenus par le Japon avec les pays du sud-est asiatique dépendent quasi-exclusivement du commerce et de l’économie. Le Japon d’après-guerre est resté trop dépendant de sa vassalisation extrême aux Etats-Unis pour avoir la volonté de rétablir un lien sincère, allant au-delà des intérêts économiques, avec le reste de l’Asie. Cette Asie qui garde encore un souvenir lointain mais qui reste toujours amer du dédain japonais exprimé à son égard au travers de l’agression militaire de l’Empire nippon.

 

Exode de l’Asie ? Un rappel historique.

 

Pour comprendre le sentiment national complexe du Japon envers l’Asie, notamment son empressement absurde à se dissocier de cette région pour s’identifier avec l’Occident, il faut remonter près de deux siècles en arrière, à la Restauration de l’ère Meiji de 1868.

 

Sous le long règne du Shogunat (gouvernement dominé par un Shogun, commandant suprême de la classe guerrière des samouraïs) Tokugawa de 1603 à 1868, le Japon était un pays ouvert à l’intérieur mais strictement fermé à l’extérieur. Pendant deux siècles et demi, tout contact avec l’étranger était interdit. Seule une poignée de commerçants néerlandais étaient autorisés à mener des activités commerciales limitées géographiquement à Nagasaki, loin de la capitale Edo (ancien nom de Tokyo). Ces Néerlandais avaient d’ailleurs contribué aux premiers contacts des Japonais avec le « Rangaku », la science occidentale dans le domaine notamment de la médecine.

 

À l’approche de la décennie 1860, alors que l’emprise du Shogun Tokugawa sur l’ensemble du pays commençait à s’affaiblir, des Européens autres que les Néerlandais commencèrent à venir frapper timidement à la porte du Japon. Ils espéraient nouer des échanges commerciaux avec le pays que Marco Polo avait rendu célèbre sous le nom de Zipangu, le Pays de l’Or.[2]  Les premiers arrivés sur l’archipel, Russes et Anglais, à la suite de naufrages ou envoyés en ambassade pour obtenir l’ouverture du pays, étaient systématiquement refoulés sans ménagement sinon violemment par les autorités japonaises.

 

Le gouvernement des samouraïs ne voulait pas entendre parler d’ouverture du pays. Mais il n’en était pas de même pour les différents clans féodaux régionaux lesquels, profitant du relâchement du contrôle par les autorités centrales à Edo (Tokyo), commençaient à s’intéresser aux profits énormes que rapporteraient des échanges avec les Européens.

 

Cependant, dans l’ensemble à l’échelle nationale, le pays des samouraïs était resté résolument fermé au monde extérieur jusqu’à cette année fatidique de 1853.

 

Entretemps, les venues sporadiques des Européens avaient amené un nombre croissant d’intellectuels nippons à se préoccuper des réels desseins de ces étrangers blancs qui venaient frapper à la porte du Japon. Les activités auxquelles s’étaient livrés les Occidentaux dans le reste de l’Asie avant d’atteindre cette extrémité du continent asiatique, les plongeaient dans la plus grande perplexité.

 

Ce qu’ils avaient alors observé était loin de les contenter et de les rassurer: L’ensemble de l’Asie, notamment le grand Empire du Milieu, qui avait toujours servi de modèle au Japon depuis le début de son histoire, était en train de se faire inexorablement dépecer par les puissances coloniales européennes ! Il n’y avait quasiment plus de pays restés indépendants en Asie du Sud-Est. La Chine quant à elle parvenait encore à résister tant bien que mal à l’assaut des Occidentaux grâce à la vaste étendue de son territoire.

 

L’effroi des observateurs japonais ne fit que s’accentuer avec la Première Guerre de l’Opium (1839-1842) puis la Seconde (1856-1860) opposant la Chine au Royaume-Uni. À la suite de ses défaites face à ces envahisseurs étrangers, la dynastie mandchoue des Qing perdit sa souveraineté sur des territoires entiers de son empire. Elle les céda à la suite de « Traités inégaux » imposés par la politique de la canonnière des Britanniques comme des autres puissances européennes profitant de la faiblesse manifeste de la Chine d’alors.

 

Devant ce spectacle désolant, les Japonais de l’époque n’avaient qu’une question angoissante en tête : « Quand est-ce que ce sera à notre tour ? » Car qui aurait pu douter que les puissances impérialistes occidentales épargneraient le Japon, auquel collait sa réputation de « Pays de l’Or » ?

 

Ironiquement, la première véritable menace sur le Japon ne vint pas des Européens. Ce furent les Américains, avec leurs manières frustes et directes, qui forcèrent la porte d’un pays refermé sur lui-même depuis plus de deux siècles.

 

Le cauchemar des Japonais se concrétisa en 1853 lorsque, soudainement, une flotte de la Marine américaine, commandée par l’Amiral Perry, fit irruption au large d’Uraga dans la Baie de Tokyo, tout près de la capitale Edo (le Tokyo d’aujourd’hui).

 

La vue de ces « Navires noirs », de tailles gigantesques et armés jusqu’aux dents, suscita une vague de panique mêlée de curiosité dans la population et parmi les autorités du shogunat.

 

Pour sa première visite, l’Amiral Perry s’était contenté de forcer les autorités affolées du Shogunat à accepter une lettre du président des Etats-Unis dans laquelle ce dernier formait l’espoir de pouvoir nouer des relations diplomatiques et commerciales avec l’archipel.

 

A sa seconde visite, l’année suivante, l’Amiral Perry se montra nettement moins stricte sur l’étiquette. Avec ses canons pointés dans la direction du château du Shogun, l’amiral américain, à la différence des Européens qui s’étaient montrés moins brusques, exigea et obtint l’ouverture immédiate du pays aux échanges économiques et commerciaux avec les Etats-Unis d’Amérique.

 

Ayant obtenu gain de cause, l’Américain reparti satisfait avec sa flotte armée et dans sa poche le tout premier « Traité d’Amitié » que le Japon n’avait jusqu’alors jamais conclu avec un pays étranger.

 

Comme une brèche grandissante ouverte dans un barrage, le Traité d’Amitiés nippo-américain conduisit à un déluge d’autres traités similaires avec les Européens, Russes et Anglais en tête, qui profitèrent du précédent américain pour conclure à leur tour des marchés juteux avec le Japon.

 

En l’espace de quelques années, le Japon s’était radicalement transformé. Il n’était plus un pays fermé et on commençait à voir partout et en tous lieux des Caucasiens, diplomates et commerçants, aller et venir dans les rues d’Edo et même dans les campagnes.

 

Cette nouvelle situation n’était pas du tout du goût d’un nombre croissant de samurais épris d’un esprit patriotique à l’époque. L’ouverture forcée du pays représentait à leurs yeux une atteinte inadmissible à la souveraineté nationale.

 

D’ailleurs, la façon dont, à leurs yeux, leur pays s’était fait ainsi dépecer peu à peu de sa souveraineté par les « barbares » occidentaux avait quelque chose de déjà-vu. C’était exactement la duplication de ce qu’ils avaient observé en Asie et en particulier en Chine : Les Occidentaux montraient leur tête sans y être invités, ils demandaient l’ouverture du pays, se voyaient refoulés, puis revenaient avec une force militaire navale moderne pour forcer la porte du pays, dont ils prenaient possession de territoires entiers et empochaient les privilèges commerciaux qui leur étaient ainsi octroyés…

 

L’indignation des patriotes japonais fut à l’origine de la formation du mouvement dit « Sonno Joyi » signifiant « Soutenir l’Empereur et chasser les barbares ». Ce mouvement fidèle à l’empereur et par nature xénophobe, réunissait des samouraïs de différents clans féodaux opposés au shogunat. Il se radicalisa rapidement au point d’en venir à assassiner des « barbares blancs » et des officiels du shogunat. Ils se prononcèrent dans le même temps en faveur du rétablissement des prérogatives de l’Empereur.

 

Une guerre interne sanglante en 1868 opposa le shogunat Tokugawa, soutenu par les Français, aux forces fidèles à l’empereur appuyées par les Anglais. À l’issue de cette guerre, le Shogun, accusé de se montrer trop faible face aux barbares occidentaux, céda finalement le pouvoir au jeune Empereur Meiji. Un nouveau gouvernement moderne, modelé entièrement sur le système occidental et au pouvoir centralisé autour de Sa Majesté impériale, fut mis en place.

 

Ce fut la Restauration Meiji de 1868 qui marqua la véritable modernisation synonyme d’occidentalisation du Japon.

 

Paradoxalement, le nouveau gouvernement, pourtant constitué d’éléments xénophobes et fidèles à l’empereur, observa un revirement complet dès sa formation. Au lieu de vouloir « chasser les Barbares blancs » comme ils l’avaient toujours revendiqué, ses membres fondateurs parvinrent finalement à la conclusion qu’il était impossible pour le nouveau Japon tout juste naissant de repousser les Occidentaux par la force. S’ils voulaient survivre, il fallait que le Japon s’occidentalise radicalement et cela aussi vite que possible.

 

Mettant à exécution cette prise de conscience, le nouveau gouvernement impérial se lança tambour battant dans une occidentalisation (modernisation) couvrant tout le pays.

 

Sous le slogan « Enrichir le pays et renforcer l’armée », le gouvernement impérial s’entoura de milliers de conseillers français, anglais, et allemands dans les secteurs industriels, militaires, financiers et judiciaires. Cette modernisation à l’occidental fut menée de façon si efficace et si complète que le pays jusque-là féodal atteignit, en l’espace de deux décennies à peine, un niveau politique, industriel et militaire moderne comparable à celui des puissances européennes. Cette puissance nouvellement acquise lui permit même de vaincre militairement et de façon spectaculaire, tout d’abord le géant chinois en 1894, puis la formidable armada de l’Empire russe en 1904.

 

Plusieurs atouts jouèrent en faveur de cette croissance miraculeuse du Japon de l’ère Meiji : son niveau d’éducation élevé à l’époque, son potentiel industriel déjà important (notamment l’industrie des textiles) dès avant Meiji, son état financier plus ou moins sain et stable au bout de deux siècles et demi de fermeture sur lui-même et donc de paix…

 

Un exemple du potentiel industriel japonais de l’époque et de cette capacité bien connue des Japonais à copier à la perfection la technique occidentale : lors de la signature du Traité d’Amitié nippo-américain en 1854, l’Amiral Perry avait offert à ses hôtes japonais une maquette de locomotive, comme une manière d’impressionner ce petit pays asiatique « arriéré ». Quelle ne fut pas sa surprise d’apprendre quelques années plus tard que ses hôtes avaient réussi, tout juste un an après qu’il leur eut offert son cadeau, à fabriquer une toute première locomotive entièrement « Made in Japan » !

 

Stupéfait par cet exploit, l’Amiral Perry écrivit dans son rapport de mission que ce pays, une fois sa porte grande ouverte, risquait de devenir un concurrent redoutable des Etats-Unis. L’Amiral avait vu juste ! Pour ne parler que des locomotives, les USA qui ont pris un très grand retard en matière ferroviaire, importent aujourd’hui des rames de métro pour leurs grandes villes et s’apprêtent aussi à construire en Californie une ligne de train à grande vitesse, toutes deux de fabrication japonaise.

 

Il y a matière à s’interroger sur les raisons qui ont fait que le Japon, à peine sorti de son état féodal et avec toutes les mutations subites auxquelles il s’est heurté depuis la visite de l’Amiral Perry, dont une guerre interne et la formation d’un nouveau gouvernement tout juste naissant, ait pu éviter de tomber entre les griffes des prédateurs colonialistes occidentaux.

 

Il semble que le Japon ait bénéficié de nombreuses opportunités par rapport aux autres pays d’Asie. Tout d’abord, il bénéficia du fait que les Américains, figurant parmi les plus puissants prédateurs coloniaux, étaient trop occupés par la guerre de Sécession qui sévissait chez eux pour accentuer leur pression initiale sur ce dernier petit pays en Asie. Par ailleurs, le Japon semble avoir su exploiter habilement la rivalité qui existait alors entre les Européens. Les Français et les Anglais semblaient trop occupés par leur soutiens respectifs aux forces rivales (les fidèles serviteurs de l’empereur s’opposant au shogunat) pour parvenir à réaliser une véritable colonisation du Japon.

 

Par ailleurs, la croissance industrielle et militaire du nouveau Japon se fit si rapide qu’avant même que les Occidentaux aient pu former de mauvaises intentions à l’égard du Japon, ces derniers trouvèrent en lui un nouveau partenaire à puissance quasi-égale dans leur œuvre de colonisation de l’Asie. Pour ne citer qu’un indicateur de cette croissance fulgurante, en l’espace de 70 ans entre la Restauration Meiji et la Seconde Guerre Mondiale, le PNB japonais s’était multiplié par six.

 

Les deux victoires militaires remportées par le Japon en 1894 puis en 1904 démontraient pour la première fois dans sa longue histoire, que ce petit pays insulaire d’Asie, avait pu vaincre à la fois l’Empire du Milieu, son modèle historique, et l’Empire russe, puissance occidentale censée pourtant lui être largement supérieure.

 

Il se confirma plus tard que ces deux premières victoires militaires contribuèrent grandement à gonfler l’orgueil national à un point tel que le Japon, puissance pourtant encore naissante, commençait à se croire dorénavant capable de tout et surtout de mener des aventures militaires allant au-delà de ses réelles capacités. Cette confiance excessive finit par conduire ce pays 70 ans plus tard à se lancer dans la conquête de l’ensemble de l’Asie, en s’attaquant à la plupart des puissances occidentales de l’époque pour aboutir finalement à une défaite qui allait s’avérer catastrophique pour l’archipel en 1945.

 

La modernisation synonyme d’occidentalisation à marche forcée au moment de la Restauration de l’ère Meiji était la réponse à la question que se posait alors le Japon: « Que faire pour éviter le sort de la Chine et du reste de l’Asie face à l’assaut des Occidentaux ? » Le Japon de l’ère Meiji s’était ainsi persuadé que « s’il s’avérait impossible de repousser l’Occident, notre seule planche de salut était de l’imiter sans réserve et de devenir Occidentaux nous-mêmes ! »  C’est à partir de cette conviction qu’est né le Japon moderne et occidentalisé que nous connaissons aujourd’hui.

 

Parallèlement à ce processus de faire complètement sienne la civilisation moderne occidentale, objectif que les Japonais réussirent à atteindre avec un succès incontestable, le Japon se devait de se séparer complètement, rapidement et vigoureusement de cette Asie restée obsolète, décadente et méprisable !

 

Pan-Asianisme pour faire face à la menace occidentale

 

Ce n’est pas sans être passé par de longues réflexions et des débats difficiles que le Japon moderne de la Restauration de l’ère Meiji parvint à la conclusion qu’il était préférable de « divorcer avec le reste de l’Asie et épouser la cause de l’Occident pour éviter d’être dévoré par ce dernier ».

 

Avant même que l’Empereur Meiji ne reprenne le pouvoir en 1868la question de « que faire pour éviter d’être colonisé comme la Chine et le reste de l’Asie ? » hantait déjà les esprits dans ce pays.

 

Peu à peu, après avoir réalisé qu’il était impossible pour le Japon de faire seul face à l’intrusion des Occidentaux, différents courants de pensées convergèrent pour s’accorder sur la nécessité de former une alliance regroupant l’ensemble des pays asiatiques s’opposant à l’invasion des Occidentaux. Ce fut la naissance du Pan-asianisme.

 

Les premiers « Pan-asianistes » étaient en faveur d’une grande alliance entre les pays asiatiques, à commencer par les deux voisins, la Chine et la Corée, pour contrer ensemble la menace occidentale. Une telle alliance pan-asiatique pourrait, s’il le fallait, s’opérer sous le leadership du Japon.

 

Ce premier réflexe de vouloir d’abord rallier la Chine face à la menace occidentale est facile à comprendre, non seulement par la simple taille de l’Empire du Milieu, mais aussi parce que la Chine avait toujours servi de modèle ou de référence pour le Japon depuis l’aube de son histoire.

 

Cette idée d’une alliance pan-asiatique a vite abouti à un constat d’échec et à une grande déception. Les « pan-asianistes » se rendirent compte que leurs alliés présumés, à commencer par les deux voisins, la Chine et la Corée, étaient trop profondément enlisés dans leur féodalisme anachronique, leur corruption chronique et leurs divisions internes pour être en mesure de répondre aux attentes des Japonais.

 

Malgré cette prise de conscience de l’état désespéré du reste de l’Asie, les pan-asianistes tentèrent de parvenir à leurs fins en favorisant ou en encourageant les révolutions et les mouvements indépendantistes susceptibles de « réveiller » ces pays asiatiques pour qu’ils soient en mesure de lutter ensemble contre l’avancée des Occidentaux. C’est ainsi qu’au début du XXe siècle, le Japon offrit l’asile et son aide aux révolutionnaires asiatiques, qu’il s’agissent des Chinois qui voulaient renverser la dynastie mandchoue Qing ou des indépendantistes du sud-est asiatique menacés par les autorités coloniales occidentales.

 

Malheureusement, les pan-asianistes durent abandonner la partie et se résigner à une deuxième déception, avec ce constat amer que, quels que soient leurs efforts, les pays d’Asie n’étaient pas du tout en mesure de répondre à l’attente des Japonais.

 

Dans le cas de la Chine, la révolution du Dr Sun Yat-Sen avait bien réussi à renverser la dynastie corrompue des Qing mais la jeune démocratie qu’il rêvaient d’établir n’a pas survécu à la division profonde du pays entretenue par des seigneurs de guerre rivaux. Il était donc vain de compter sur cette Chine de l’époque pour lutter ensemble contre les Occidentaux. Par une ironie du sort, les deux camps rivaux (les Communistes et les Nationalistes) se résolurent finalement à unir leurs forces dans les années 1930 pour s’allier dans un même combat non pas contre les Occidentaux mais contre… l’envahisseur japonais.

 

Face à l’immobilisme du reste de l’Asie, les pan-asianistes, profondément déçus et ne cachant plus leur mépris pour leurs voisins, se mirent à évoluer progressivement en direction d’un ultime nouvel objectif, se présentant comme une sorte de Plan B : Puisque les pays asiatiques étaient si incompétents pour s’élever et collaborer avec le Japon contre les Occidentaux, ce serait dorénavant au Japon, devenu maintenant moderne et puissant à l’approche du XXe siècle, de prendre l’initiative d’aller les rassembler sous la bannière de la lutte contre la pénétration de l’Occident.

 

Les pan-asianistes au tournant du siècle n’avaient pas anticipé que leur nouveau projet de « rassembler les pays asiatiques à l’initiative et sous le leadership du Japon » allait peu à peu prendre une tournure impérialiste. Au fur et à mesure que le Japon évoluait vers un régime totalitaire militariste, celui-ci s’empara de ce projet initial comme d’un justificatif à sa future invasion militaire de l’Asie dans les années 1930-1940. Cette aventure militariste et impérialiste se solda par la tragédie du largage de la bombe atomique sur les villes martyres d’Hiroshima et de Nagasaki en 1945.

 

En fait, l’invasion militaire de l’ensemble de l’Asie par l’Empire Nippon des années 1930 à 1945 se justifiait par l’entreprise nationale ambitieuse de créer une « sphère de Co-prospérité pan-asiatique ». N’était-ce pas en quelque sorte la réalisation de cette alliance rêvée par les pan-asianistes de l’ère Meiji, même s’ils n’avaient pas pensé que celle-ci s’accomplirait par l’usage brutal de la force ?

 

Exode de l’Asie

 

C’est de cette amertume profonde des pan-asianistes à l’égard d’une Asie moribonde et partant à la dérive qu’est venue la thèse radicale de l’«Exode de l’Asie ». Celle-ci est à l’origine du fameux slogan « Quittons l’Asie pour nous intégrer à l’Occident » que Fukuzawa Yukichi a lancé pour la première fois en 1885.

 

Partageant le dégoût des Pan-Asianistes pour l’Asie, Fukuzawa Yukichi ne cachait pas sa forte irritation et son profond dédain face à l’incapacité des Chinois et des

Coréens (c’était à l’époque les seuls asiatiques qui comptaient à ses yeux…) de sortir de leur féodalisme confucéen corrompu et anachronique pour relever avec le Japon le défi de la modernisation et éviter d’être complètement envahis par les impérialistes occidentaux.

 

Les propos de Fukuzawa Yukichi sur l’Asie étonnèrent même d’autres idéologues et penseurs par leur virulence poussée à l’extrême d’un racisme pur et simple. Mais cette détestation haineuse de l’Asie semblait avoir si bien touché une corde sensible de ses compatriotes qu’elle semble être restée enracinée dans la mentalité nationale du Japon jusqu’à nos jours au XXIe siècle.

 

Tout en condamnant férocement les deux pays voisins lesquels avaient préféré demeurer, à ses yeux, dans leur état « sauvage », Fukuzawa Yukichi exprima une forte crainte de voir « les gens civilisés » de l’Occident associer le Japon à ces deux pays « barbares », la Chine et la Corée, simplement du fait de sa proximité géographique avec ceux-ci.

 

Pour éviter une telle humiliation, Fukuzawa Yukichi préconisa alors d’amener le peuple nippon à « se civiliser », c’est-à-dire à complètement s’occidentaliser afin que le pays devienne « civilisé », à part entière. Ce faisant, l’urgence serait pour le Japon de rompre tous ses liens avec ces « médiocres amis » en Asie et de s’en éloigner autant que possible, sinon physiquement du moins spirituellement.

 

« Quittons l’Asie pour nous intégrer à l’Occident » !

 

On était alors bien loin des années 1860 où les samouraïs patriotes assassinaient des « barbares occidentaux » aux cris de « soutenir l’Empereur et chasser les Barbares ». En l’espace d’à peine deux décennies, non seulement il n’était plus question de chasser les « barbares occidentaux », lesquels se voyaient élevés au rang des « civilisés », mais le titre même de « barbares » était maintenant attribué aux Asiatiques, plus précisément aux Chinois et aux Coréens. Dans le même temps, les Japonais étaient maintenant appelés à complètement s’immerger dans la civilisation de ces anciens « barbares », afin d’être admis dans le club des pays « civilisés ».

 

La civilisation étant à l’époque synonyme d’occidentalisation, il fallait désormais pour être admis dans le monde « civilisé » et ne plus subir l’humiliation d’être considérés comme des sauvages de l’Asie, s’habiller, se coiffer, se déplacer, se nourrir à l’occidentale, bref, vivre et se comporter exactement de la même manière que les Occidentaux.

 

Et qu’on ne nous parle plus de cette Asie méprisable et barbare !

 

Conclusion : Où va le Japon ? 

 

Au cours de sa longue histoire, le Japon, pays insulaire, a toujours eu recours à un modèle extérieur pour lui servir dans l’organisation de sa vie nationale, modèle qu’il a d’ailleurs changé à plusieurs reprises.

 

Tout d’abord, depuis le temps lointain où « le pays des Wa »[3] commençait à apparaître dans les écrits chinois il y a plus de 1500 ans, le Japon importait déjà les premières reliques de la civilisation de la Péninsule coréenne et commençait à imiter l’Empire du Milieu dont elle a hérité la culture, l’écriture et les systèmes politiques. Par ailleurs, les premiers gouvernants de ce jeune pays s’étaient faits nommés « Roi des Wa » par les empereurs chinois.

 

Vers le XIXe siècle, le pays changea brusquement son modèle national en abandonnant celui de la Chine pour celui de l’Europe dans une tentative de survie devant la menace des puissances impérialistes occidentales. Le pays entier sortit alors rapidement du féodalisme traditionnel asiatique pour se moderniser et s’adapter au mode occidental.

 

Pour mener à bien ce changement radical de modèle, le Japon avait jugé nécessaire de rejeter vigoureusement son ancien modèle, la Chine, devenue depuis la fin du XIXe siècle,  l’objet d’un profond dédain et considéré dorénavant au Japon nouvellement modernisé comme une terre sauvage à partager avec les puissances coloniales occidentales. Car la colonisation des territoires sous-développés faisait bien partie de l’œuvre de civilisation de l’Occident, ce nouveau modèle que le Japon tentait de copier.

 

Ce profond dédain de la Chine et plus largement de l’Asie persévère aujourd’hui dans le XXIe siècle et explique les comportements des Japonais de nos jours qui ont toujours l’horreur d’être associés aux « barbares asiatiques ».

 

Après la Seconde Guerre mondiale, le Japon vaincu découvrit un modèle qui se révélait supérieur à l’Europe, ce qui le fit s’aligner complètement sur son vainqueur, les États-Unis d’Amérique, lui prêtant une allégeance poussée au point de se voir accusé d’être devenus le vassal pure et simple de Washington. L’Europe, quoique toujours respectée, est reléguée au second plan des préoccupations japonaises.

 

Cependant, au cours de la dernière décennie, avec les signes apparaissant à la surface du déclin de la Pax Americana, la solide confiance que les Japonais avaient jusqu’à présent en l’Amérique a commencé à vaciller. L’Amérique, de plus en plus divisée à l’intérieur et affaiblie à l’extérieur, a perdu peu à peu sa fonction d’exemple de la démocratie et de la liberté. Ses sursauts isolationnistes répétés, surtout ces dernières années avec l’avènement d’un Donald Trump imprévisible, ont conduit les Japonais à éprouver un doute croissant sur sa crédibilité de garant de la sécurité de ses alliés, dont le Japon.

 

Il ne serait pas surprenant que d’aucuns commencent ainsi à se demander s’il ne serait pas temps de réfléchir à un nouveau modèle autre qu’américain. L’incertitude croissante sur la solidité de la protection promise par l’Amérique anime un courant nationaliste qui prône à son tour le réarmement du pays et encourage la population à ne plus se reposer uniquement sur les Etats-Unis.

 

Si le Japon ne peut plus compter sur l’Amérique notamment dans le domaine vital de la défense, un retour vers l’Europe, comme du temps de Fukuzawa Yukichi, pourrait se présenter comme une possibilité. Mais les puissances européennes, que le Japon du XIXe siècle s’employait vigoureusement à assimiler, constituent-elles encore aujourd’hui un modèle par excellence pour le Japon du XXIe siècle ?

 

Depuis quelques années, dans une tentative encore timide de se rapprocher de l’Europe occidentale, d’abord dans le domaine de la défense, le Japon a conduit des exercices militaires conjoints avec la France, le Royaume-Uni, et l’Allemagne. Il s’agit d’une nouveauté car depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, le Japon n’avait jamais eu que les Américains comme partenaires en matière de défense. Tokyo a dans le même temps entrepris plusieurs démarches timides visant à se rapprocher de l’OTAN.

 

Mais ce « vieux continent », qui dispose d’une puissance moindre aujourd’hui qu’au XIXe siècle et qui n’en conserve pas moins la même suffisance (pour ne pas dire la même arrogance…), est-il vraiment en mesure d’accepter un pays asiatique en son sein mais par simple courtoisie, sans le prendre au sérieux ? L’échec du Japon à intégrer, même partiellement, l’OTAN sous la forme d’un bureau de représentation montre aux yeux des observateurs nippons la limite pour un pays « considéré asiatique » de joindre ce club exclusif des riches Blancs.

 

Si ce n’est pas l’Amérique ni l’Europe, le Japon pourrait alors, dans sa recherche d’un nouveau modèle, envisager l’éventualité d’un retour vers une Asie aujourd’hui en pleine croissance, par exemple de l’Inde entre autres pays.

 

La question demeure cependant de savoir si l’Asie est prête à pardonner et à accueillir en son sein un Japon après tout ce que ce pays lui a fait subir depuis plus d’un siècle ?

 

Les Asiatiques ne sont pas aveugles envers ce mépris profond né au XIXe siècle et qui subsiste encore aujourd’hui dans la mentalité japonaise à l’encontre de l’Asie.  Il y a eu les conquêtes militaires menées dans l’ensemble de l’Asie par l’Empire du soleil levant, accompagnées d’atrocités commises sur la base précisément de ce dédain traditionnel. Enfin, après la Seconde Guerre mondiale, il y a eu cette négligence, toujours preuve d’arrogance, de nouer un rapport sincère et permanent avec l’Asie au-delà des intérêts économiques.

 

L’absence de sincérité dans l’approche japonaise notamment en direction de l’Asie du Sud-Est s’est vérifiée à maintes reprises dans les refus de Tokyo de se joindre aux sanctions de la communauté internationale à l’encontre des dictatures militaires ou civiles dans cette région. Ses intérêts économiques dans ces pays l’emportant sur les valeurs démocratiques envers lesquelles le Japon ne cesse pourtant pas de plaider dans cette région. Un exemple récent témoigne de cette attitude ambigüe, à savoir la manière dont le Japon continue d’entretenir des relations normales avec le régime militaire putschiste au Myanmar, même après son coup d’Etat qui a mis fin à la démocratie dans ce pays.

 

Ainsi, en revenant vers l’Asie aujourd’hui, le Japon s’est-il aperçu de la gravité de sa position esseulée dans cette région à laquelle l’empire nippon pourtant appartient. Une solitude dans laquelle la capitale nipponne s’est elle-même enfermée du fait de l’arrogance dont elle a fait preuve pendant de longues années à l’égard de cette région.

 

L’Asie orientale dont il est question ici est constituée de deux parties : au nord-est, la Chine, les deux Corée et le Japon, et au sud-est, les dix pays qui sont aujourd’hui regroupés au sein de l’organisation de l’ANSEA.

 

Au nord-est asiatique, le Japon est en conflit territorial avec ses quatre voisins immédiats : La Russie, la Chine, Taiwan et la Corée du Sud. En partie obéissant à la ligne anti-communiste dictée par Washington, Tokyo montre en permanence son hostilité envers la Chine et la Corée du Nord. Et ceci, même si ses propres intérêts économiques seraient d’entretenir une meilleure entente avec Pékin. Tokyo entretient dans le même temps une querelle permanente avec la Corée du Sud, laquelle demeure rancunière à l’égard de son ancien colonisateur (1905-1945). La Chine et les deux Corées ne pardonnent toujours pas l’attitude hautaine qu’ils prêtent au Japon et qui, à leurs yeux, persiste encore aujourd’hui à nier les crimes de guerre qu’il a commis dans ces pays au siècle dernier.

 

Si les relations dans la moitié nord-est de l’Asie sont ainsi loin d’être amicales, il reste encore l’Asie du Sud-Est. Là, même s’il est certes mieux accueilli, le Japon découvre néanmoins qu’il y est toujours considéré comme n’étant pas un « ami des jours de pluie ». Car il ne s’y fait respecter que par ses Yens lesquels d’ailleurs se font concurrencer de plus en plus par les Yuans chinois.

 

De surcroît, cette Asie pour laquelle le Japon n’avait que dédain parce que considérée comme « sauvage » et qui donc avait choisi d’ignorer pendant plus d’un siècle, est aujourd’hui en pleine croissance économique. Les pays de cette région montrent qu’ils sont de plus en plus attirés par une Chine en pleine renaissance dont la puissance économique montante semble exercer sur eux une sorte d’effet magnétique irrésistible, même si sa nouvelle puissance militaire fait peur.

 

Dans un changement historique de rôle, c’est aujourd’hui la Chine, rejetée avec mépris par le Japon moderne au XIXe siècle, qui est maintenant devenue le leader de la lutte contre l’hégémonie occidentale en Asie. Et c’est le Japon, puissance émergente du XIXe siècle aspirant à unir l’Asie pour contrer l’hégémonie occidentale, qui se retrouve aujourd’hui en déclin économique et isolé en Asie.

 

A chaque fois que le Japon a voulu jouer un rôle politique en Asie et plus précisément en Asie du Sud-Est, au-delà de son rôle économique, celui-ci a souvent été accueilli avec cynisme. Il a généralement été considéré comme n’étant pas plus qu’un messager loyal de l’Oncle Sam.

 

Ainsi, le Japon est-il aujourd’hui à la croisée des chemins, indécis et en quête d’un nouveau modèle ou d’une nouvelle orientation. Il avait délaissé avec véhémence et mépris une Asie moribonde pour se jeter dans les bras de l’Europe qui, finalement, ne l’a pas accepté ni inclus à part entière. Il s’est ensuite jeté dans les bras des Etats-Unis lesquels, en fin de compte, ne voient en lui qu’un pays vassal ou au mieux un protectorat. Même s’il parvient à avaler son orgueil et son mépris pour envisager un retour au sein de la nouvelle Asie, le Japon y trouvera-t-il des amis l’accueillant à bras ouverts… ?

 

Pour la première fois dans son histoire, le Japon est ainsi parvenu au point de devoir s’orienter par lui-même, sans pouvoir compter sur un modèle extérieur pour lui servir de repère.

 

Au lieu de rechercher futilement un nouveau modèle extérieur, le Japon devrait se rappeler qu’il dispose en son sein même d’un atout formidable qui lui a déjà valu le respect dans le monde.  Celui-ci pourrait constituer sa nouvelle balise pour naviguer dans les eaux troubles du monde d’aujourd’hui et de demain, à savoir ce pacifisme remarquable qu’il pratique depuis la fin de la Seconde guerre mondiale et qui est solidement incorporé dans sa Constitution.

 

Même s’il est de plus en plus attaqué par les nationalistes comme un obstacle à leur effort en vue de réarmer le pays, le Japon a tout intérêt à mettre en avant ce pacifisme, qui lui est particulier sur la scène internationale, pour se tailler une place d’honneur non seulement en Asie mais aussi dans le monde./.

 

 

[1] Fukuzawa Yukichi (1835 - 1901) est un penseur de l’ère Meiji. Auteur, écrivain, enseignant, traducteur, entrepreneur et théoricien politique japonais ayant créé l’université Keio. Ses idées sur le gouvernement et les institutions sociales eurent une influence importante sur le Japon en pleine mutation de l’ère Meiji. Il est considéré comme l’un des fondateurs du Japon moderne.

[2] Voir Miyazaki Misakatsu, « La légende de « Zipangu , le pays de l’or », https://web-japan.org/nipponia/nipponia45/fr/feature/feature01.html

[3] Le Pays des Wa (Wakoku) est la période préhistorique du Japon dans l’antiquité tardive quand celui-ci était encore divisé en Etats et en confédérations tribales. Le terme Wakoku fut utilisé par les anciennes dynasties chinoises pour désigner les îles de Kyūshū, de Shikoku et le nord de Hongshu. La maison impériale du Japon, qui portait le nom des Wa jusque dans la seconde moitié du VIIème changea de nom en Yamato.

 

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CHEN Yo-Jung est un Français hexalingue (il parle couramment le français, l’anglais, le mandarin, le japonais, le taïwanais, et le vietnamien) né en 1947 à Taiwan. Il a grandi au Vietnam et à Hong Kong. Il a fait ses études supérieures au Japon puis a servi pendant 23 années à l’Ambassade de France à Tokyo en tant qu’Attaché de presse et de Traducteur-Interprète. Naturalisé Français en 1981, Chen est devenu en 1994 fonctionnaire titulaire du Quai d’Orsay. Il a servi en tant que Consul adjoint/Conseiller de presse dans plusieurs postes diplomatiques et consulaires français, dont à Tokyo, Los Angeles, San Francisco, Singapour et Pékin, avant de prendre sa retraite au Japon en 2012.

 

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