Une relation franco-indienne qui gagnerait à s’étoffer

Les relations entre la France et l’Inde jouissent actuellement d’une dynamique exceptionnelle. Delhi estime même que la France est en train de ravir le statut de partenaire prioritaire à la Russie. Les visites d’État du Premier Ministre Narendra Modi en 2023 et du Président Emmanuel Macron en 2024 témoignent de la vigueur de ces échanges. Alors que les deux pays célèbrent le quart de siècle de leur partenariat stratégique, il est légitime de se demander si cette relation qui unit les deux pays sera capable de s’extraire du creuset stratégique dans laquelle elle a prospéré, pour s’élargir à d’autres domaines.

 

Une relation qui ne se nourrit pas d’une Histoire pourtant riche.

 

Les interactions entre l’Inde et la France sont anciennes. C’est dans l’optique de remporter des parts de marchés dans le subcontinent et en Extrême-Orient, et de se présenter de la sorte en concurrent des puissantes compagnies marchandes britannique et néerlandaise, que la France établit une présence pérenne dans l’océan Indien au cours de la deuxième moitié du XVIIe siècle.

 

La présence française connait des fortunes diverses aux dépens de ses possessions atlantiques. Un siècle plus tard, il ne reste plus de cette présence que cinq comptoirs exigus, enclavés dans l’immense territoire sous contrôle de la Couronne britannique : Pondichéry, Karikal et Yanaon sur la côte orientale de Coromandel, Mahé sur la côte occidentale de Malabar, et, au nord, Chandernagor, proche de Calcutta (Bengale), alors capitale du Raj britannique (Indian Empire). Les comptoirs français perdent progressivement leur vitalité commerciale d’antan, à l’ombre des territoires de la Compagnie britannique des Indes orientales qui assied sa complète domination sur le subcontinent. L’épopée napoléonienne et la conquête de l’Égypte nourrissent pour l’Empire français l’espoir fugace de retrouver un rôle de premier plan dans l’Inde des Maharajas.

 

Mais, cette lueur s’éteint rapidement et ce sont des officiers des restes de la Grande Armée de l’empereur Napoléon 1er qui viennent offrir leurs services aux princes indiens. Enclavés dans l’Inde britannique, les comptoirs indiens sont éclipsés par les possessions coloniales françaises plus importantes en Afrique et en Indochine.

 

L’engagement de plusieurs centaines de milliers de soldats indiens dans la Grande guerre, et le sacrifice de nombre d’entre eux, ont été occultés et sous-estimés jusqu’à une période récente.

 

Lorsque l’Inde obtient son indépendance célébrée le 15 août 1947, la jeune république exige la restitution des comptoirs français. Acculé par une pression populaire et diplomatique et empêtré dans le conflit indochinois, le gouvernement de Pierre Mendès-France (1907-1982) procèdera à une rétrocession pacifique des territoires conquis à l’Inde en 1954.

 

Une relation distendue par la Guerre Froide.

 

Entre l’Inde du Premier ministre Jawaharlal Nehru (1889-1964), avocat de la décolonisation, et la France qui s’évertuait à conserver intact son empire colonial, un éloignement stratégique aurait pu se produire. L’opération (Mousquetaire) militaire franco-israélo-britannique à Suez en 1956 est d’ailleurs vivement condamnée par Delhi, alors qu’en parallèle la capitale indienne garde le silence sur l’intervention de l’Armée rouge à Budapest, marquant une première entorse à sa politique de non-alignement proclamée mais non réellement assumée. Toutefois la France apparait sur la scène indienne comme un exportateur d’armes alternatif moins clivant que Moscou ou Washington.

 

Alors que l’Inde dérive progressivement vers un non-alignement pro-russe et que, dans le sens contraire, le Pakistan devient un pilier régional pro-américain, la France maintient une politique de vente d’arme équilibrée entre les deux rivaux sud-asiatiques. Jusqu’en 1970, ces ventes vers l’Inde prédominent, puis de 1971 à 1991, Islamabad devient pour Paris l’acheteur privilégié. Les intérêts stratégiques français dans la région étant limités après le départ d’Indochine, les ventes de l’Hexagone dans le sous-continent se limitent au commerce stricto sensu. Cela étant dit, en 1990, la France n’en reste pas moins le second exportateur d’armes vers l’Inde depuis 1947, mais encore loin derrière l’URSS.

 

L’armement ne constitue pas la seule relation de nature stratégique. La France et l’Inde initient dès les années 1950 une coopération dans le nucléaire civil. D’ailleurs, de 1982 à 1992, seule la France assurera l’approvisionnement en uranium enrichi à l’Inde, nécessaire pour le fonctionnement de sa principale centrale nucléaire de Tarapur dans l’État de Maharashtra. .

 

Dès les années 1960, le CNES et son homologue indien ISRO initient une coopération qui aboutira à des échanges scientifiques réguliers ponctués par le développement et le décollage de fusées sondes dans l’État du Kerala. Suivra, à partir des années 1970, une coopération satellitaire dans le cadre du programme Ariane notamment.

 

Le modèle économique indien autocentré empêche l’essor d’une relation commerciale significative. Les échanges de biens témoignent d’une balance commerciale largement en faveur de la France jusque dans les années 1990 (Cf. DG du Trésor). De manière similaire, les relations culturelles demeurent limitées, avec des échanges humains minimaux malgré les politiques publiques culturelles ambitieuses des deux pays.

 

Le développement d’un partenariat stratégique dans un contexte multipolaire.

 

La fin de la Guerre froide et ses bouleversements stratégiques ouvrent un nouveau chapitre dans la relation bilatérale. L’Inde change de paradigme aussi bien dans son modèle économique que dans sa politique internationale. Au bord de la banqueroute en 1991, l’Inde doit se soumettre aux fourches caudines des institutions banquières et financières internationales et ouvrir progressivement ses marchés et, dans le même temps, engager un désinvestissement de son secteur public. L’économie indienne décolle ensuite, ouvrant des perspectives prometteuses pour les investisseurs étrangers jusqu’alors rétifs à s’engager dans une économie sclérosée par une bureaucratie tatillonne et un cadre politique et législatif restrictif.

 

Le virage dans la relation franco-indienne se réalise de manière incrémentale à partir de cette époque. Pour la France, l’Inde est devenue un partenaire de choix dans la promotion d’un monde multipolaire, qui accorde une place prépondérante aux pôles régionaux que souhaitent incarner Paris et Delhi. Toutefois, ce rapprochement des visions stratégiques ne se traduit pas automatiquement dans les liens bilatéraux. La France continue de chercher à établir une parité entre l’Inde et le Pakistan, comme en témoigne la conclusion de la vente de trois sous-marins de la classe Agosta 90 B au Pakistan en 1994, provoquant l’ire du gouvernement indien.

 

Les essais nucléaires réalisés par le gouvernement dirigé par le nationaliste hindou Vajpayee du BJP constituent le point de bascule dans la relation franco-indienne. Alors que les critiques et les sanctions s’abattent contre l’Inde, la France apporte un soutien aussi singulier qu’isolé à Delhi. Quelques mois auparavant, la France avait conclu un partenariat stratégique avec l’Inde, structuré autour de quatre piliers : défense, nucléaire civil, espace et sécurité. Il s’agit pour l’Inde du premier accord de ce genre, ayant par le passé ostensiblement refusé toute forme d’alliance et la constitution d’axes ou de blocs exclusifs. Dans ce nouveau virage emprunté par la politique extérieure et de défense indiennes, la France se trouve à l’avant-garde.

 

Si les ventes d’armes constituent toujours un élément moteur de la relation franco-indienne, celles-ci s’inscrivent désormais dans une perspective stratégique.

Le premier jalon de ce rapprochement stratégique dans le secteur de l’armement est la sélection de Naval Group (ex-DCNS) pour la construction à Mumbai (Bombay) de six sous-marins de la classe Scorpène. En 2023, trois sous-marins supplémentaires sont commandés, témoignant de la confiance de la Marine indienne envers la technologie militaire française. Le choix par l’Inde du chasseur de combat Rafale en 2012, malgré les vicissitudes et les controverses, marque un renforcement significatif du partenariat stratégique. La livraison des premiers aéronefs durant l’été 2020 alors que les tensions frontalières entre la Chine et l’Inde atteignent leur paroxysme, contribue à asseoir la fiabilité du partenaire français. De plus, Paris consent à livrer ses matériels les plus sophistiqués. Une nouvelle commande Rafale est conclue en 2023 pour la livraison de 26 Rafale pour la Marine indienne. La France conteste dorénavant la prédominance du fournisseur russe.

 

La poursuite de relations commerciales dans le domaine militaire s’accompagne à présent d’un pendant opérationnel et s’inscrit dans un dessein stratégique plus large.

Cette synergie militaire est recherchée par la France qui entend dès les années 2000 accroitre son empreinte dans l’Océan Indien et en Asie-Pacifique, dans un élan précurseur de sa stratégie Indopacifique adoptée en 2019. Inauguré en 1998, l’exercice naval conjoint Varuna se tient à un rythme de plus en plus accéléré. Cette recherche d’interopérabilité s’explique par un accroissement de l’intérêt stratégique de la France pour la région indopacifique. Le commandement de la zone maritime de l’Océan indien, établi depuis 2009 dans la base militaire française à Abou Dhabi, est un interlocuteur privilégié des autorités navales indiennes. La conclusion en 2018 d’un accord général de défense permet un accès réciproque aux installations militaires et de densifier la coopération de défense entre les deux pays. En découle une première mission de reconnaissance indienne depuis l’Île de la Réunion, en 2020.

 

L’Inde constitue pour la France un point d’appui majeur dans ses efforts de projection dans la vaste région indopacifique. La convergence de vues entre les deux nations incite celles-ci à renforcer leurs autonomies stratégiques respectives et à rechercher la préservation d’un équilibre des puissances dans la région. C’est dans cette perspective que s’engage un dialogue trilatéral entre l’Australie, l’Inde et la France en septembre 2020, puis avec les Émirats Arabes Unis, en 2022.

 

La qualité de la relation bilatérale ne se cantonne pas aux seuls domaines de la défense et de la sécurité. La France est le premier pays à conclure un accord de coopération sur l’énergie nucléaire civile avec l’Inde et Framatome ambitionne de construire la plus grande centrale nucléaire mondiale EPR (European Pressurized Reactor) à Jaitapur, au sud de Mumbai/Bombay. Paris et Delhi sont les fondateurs de l’Alliance Solaire Internationale (ISA) qui entend promouvoir une transition accélérée vers les énergies solaires moins polluantes. En janvier 2016, le Premier ministre indien et son homologue français, François Hollande, posent ensemble la première pierre du siège de l’ISA et inaugurent le secrétariat intérimaire de l’Institut National de l’Énergie Solaire à Gwalpahari à Gurgaon/Gurugram dans l’État de l’Haryana.

 

Le Premier ministre Narendra Modi est officiellement invité en France en qualité d’invité d’honneur pour le défilé du 14 juillet 2023. L’invitation lancée dans l’autre sens au président Macron en janvier 2024, à l’occasion du défilé du « Republic Day », témoignent toutes deux de la qualité de la relation. Ces deux évènements inscrivent de manière symbolique l’Inde en tant que pilier majeur de la projection française en Indopacifique.

 

Nécessité d’un décloisonnement : au-delà des relations bilatérales stratégiques et de défense.

 

L’effervescence qui accompagne la qualité de la relation bilatérale ne saurait occulter les fragilités sur lesquelles elle repose. Il y a là le risque d’une surdépendance de la France à l’égard de l’Inde dans la mise en œuvre de sa politique indopacifique. L’autre écueil réside dans la faiblesse des relations économiques et culturelles, ce qui appelle un développement des liens au-delà des questions stratégiques et sécuritaires.

 

Depuis la publication de sa stratégie pour l’Indopacifique en 2019, la France a privilégié l’approfondissement de ses liens avec l’Inde, ce qui a conduit à un déploiement déséquilibré de la projection française, se cantonnant à l’Océan Indien. L’accord de coopération militaire tripartite AUKUS y est pour beaucoup, affectant la relation de Paris avec Canberra jusqu’alors en pleine expansion. La France se trouve ainsi emprisonnée dans une relation qu’elle ne parvient pas à exploiter dans sa projection à l’est du détroit de Malacca, résultant d’une stratégie indopacifique tronquée.

 

Un possible infléchissement à la baisse des relations franco-indiennes aurait un effet dévastateur sur l’influence française en Indopacifique, exhibant une vulnérabilité.

Cette perspective est d’autant plus inquiétante que Delhi emprunte un virage autoritaire dont la portée est difficilement discernable, et ce d’autant que ses atermoiements géopolitiques rendent illisibles ses intentions à moyen et à long terme. La France aurait donc tout intérêt à promouvoir une politique plus diversifiée et équilibrée, si elle entend jouer un rôle de premier plan en Indopacifique.

 

Cette fragilité est d’autant plus inquiétante que les liens franco-indiens se fondent sur un socle stratégique solide mais sur des bases économiques et sociétales fébriles. La France est le 24ème fournisseur de l’Inde, captant seulement 1% de part de marché. Les échanges commerciaux portent principalement sur les services (près de 50% du total des échanges) ce qui constitue un obstacle à la perspective pourtant désirée de part et d’autre d’une imbrication des tissus industriels. Le stock d’investissement indien en France s’établit à un niveau ridiculement bas (200 millions d’euros en 2021, soit 0,1% des IDE indiens, hors ventes d’armes).

 

La qualité des relations franco-indiennes repose donc en grande partie sur un activisme politique et étatique. Afin élargir le socle commun, un développement des relations commerciales apparait comme une priorité. La qualité de la relation stratégique devrait être un levier pour débrider ces échanges commerciaux.

Si le français est devenu la première langue étrangère enseignée en Inde au cours des années 2 000 (ravissant ce statut à la langue russe…), les échanges culturels et éducatifs entre les deux pays souffrent d’un manque de dynamisme patent. Seuls 8 000 étudiants indiens suivent une formation universitaire en France, loin derrière le Canada (300 000 étudiants indiens), les États-Unis (165 000), le Royaume-Uni (140 000), l’Australie (100 000) et même l’Allemagne (40 000).

Si le manque de cursus anglophone pénalise la France, ses insuffisances en matière d’accueil et d’attractivité constituent également un facteur pénalisant. Les échanges humains souffrent aussi et surtout de la faiblesse des communautés expatriées et des diasporas croisées. En 2023, seuls 7 000 Français résident en Inde alors qu’ils étaient plus de 10 000 en 1988. Approximativement 25 000 Indiens résident en France. La faiblesse des liens humains contribue à l’atonie de la coopération culturelle, privant de fait les interactions stratégiques et économiques entre les deux pays d’une profondeur sociale et sociétale.

 

L’Inde constitue le principal point d’appui de la présence diplomatique et sécuritaire en Indopacifique. Si la France entend y assumer un rôle de premier plan, elle devra rééquilibrer ses liens, les diversifier et se servir de ce point d’appui comme un relais et non une fin en soi.

 

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Olivier Blarel est chercheur invité (visiting fellow) associé au programme Europe de la fondation Carnegie Endowment for International Peace (Washington DC). Ses travaux portent sur l'étude des relations transatlantiques en Indopacifique. Avant d'occuper cette fonction, il était chargé de mission Asie du Sud à la Direction générale des Relations internationales et de la Stratégie (DGRIS) rattachée au ministre des Armées. Auparavant, il a enseigné la théorie des relations internationales et la sécurité internationale dans des universités en France et au Pays-Bas. Olivier analyse depuis près de 20 ans les dynamiques sécuritaires en Asie du Sud (Afghanistan, Inde et Pakistan) et dans l'océan Indien.

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